22/01/24

Le recul des langues locales met la Côte d’Ivoire en insécurité

Local language
Sauver les langues locales passe par leur enseignement à l'école. Crédit image: Uprising Man (CC BY-SA 4.0 )

Lecture rapide

  • Les langues locales perdent du terrain au profit du français, même dans les cérémonies traditionnelles
  • Or, le pays a besoin de s’appuyer sur ces langues et la culture qu’elles véhiculent pour se développer
  • Tous les experts préconisent l’enseignement des langues locales dans le système éducatif

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[ABIDJAN] Les langues locales sont menacées de disparition en Côte d’Ivoire à cause de leur substitution progressive par le français, y compris dans les cérémonies comme les mariages coutumiers où on se serait plus attendu à l’utilisation des langues nationales.

C’est l’essence d’une communication intitulée « l’usage du français aux mariages coutumiers en Côte d’Ivoire et l’insécurité des langues locales », présentée en novembre 2023 à l’université de Korhogo dans le nord du pays.

C’était à l’occasion du deuxième colloque international pluridisciplinaire organisé du 28 novembre au 1er décembre 2023 sous le thème : « Crises sécuritaires en Afrique : diagnostics, défis et stratégies pour des solutions durables » .*

“Ce n’est pas la langue européenne ou étrangère qui permet le développement ; le développement est culturel. Quand on maîtrise sa culture, on peut facilement se développer”

Etienne Koukoua N’gatta, université Alassane Ouattara de Bouaké

Selon les organisateurs de cette conférence, les sources d’insécurité en Afrique affectent le développement du continent et la capacité des pays à être véritablement indépendants et souverains.

En ce qui concerne les langues locales, précise Etienne Koukoua N’gatta, maître de conférences en linguistique au département des Sciences du langage et de la communication à l’université Alassane Ouattara de Bouaké (Centre-Nord), « aujourd’hui, la société ivoirienne est une société sans repère. »

Touré Abdouloukadri, directeur régional de la Culture et de la Francophonie d’Abidjan (au sein du ministère de la Culture et de la Francophonie) constate, pour le déplorer, que « la politique linguistique actuelle en Côte d’Ivoire est en faveur du français, au détriment des langues locales. »

Parmi les raisons de cette situation, Etienne Koukoua N’gatta évoque le phénomène des mariages mixtes qui imposent comme langue de communication le français parce que les protagonistes ne sont pas issus de la même aire linguistique et ne parlent donc pas la même langue locale.

Mais, Touré Abdouloukadri incrimine surtout le souci du tout premier président de la Côte d’Ivoire, Félix Houphouët-Boigny, de préserver et « de maintenir l’unité d’une nation ivoirienne naissante, jeune et fragile » dans un contexte où il existe soixante ethnies avec, chacune, sa spécificité linguistique.

Ainsi, selon Dr M’bra, enseignant-chercheur de sociologie aux universités Félix Houphouët-Boigny et Alassane Ouattara, « le système éducatif a, depuis plusieurs décennies, négligé l’enseignement des langues locales ».

« Ces petits éléments ont permis au français d’occuper jusqu’à l’espace culturel qu’est le mariage coutumier et c’est cela que nous avons relevé », indique Etienne Koukoua N’gatta, l’auteur de la communication.

« Guerre des cultures »

Celui-ci rappelle que le monde évolue dans une atmosphère de concurrence. « C’est la guerre des cultures ; or, on pense ici que c’est les autres qui vont nous faire avancer. On s’est laissés prendre au piège mais il faut sortir de là en adoptant nos cultures surtout dans l’éducation », dit-il.

« L’Ivoirien est un être hybride, il est en train de se perdre ; donc il faut revenir à nos fondamentaux, c’est-à-dire ramener notre culture. Je ne dis pas qu’il faut abandonner le français, mais il faut promouvoir les langues ivoiriennes en dépit du français» recommande-t-il.

Touré Abdouloukadri relève que « en tant que principal vecteur du patrimoine culturel, les langues ivoiriennes constituent une richesse immense qu’il convient de préserver pour pérenniser la diversité culturelle. »

L’enseignant-chercheur craint qu’à court terme, on assiste à un déclin de nos langues, à une négligence de nos langues et à long terme, à leur disparition.

« C’est pour cela qu’on parle d’insécurité, parce l’insécurité suggère la menace, le danger. Alors, partout où il y a danger, il faut réagir », dit-il.

Pour lui, « l’objectif est de tirer la sonnette d’alarme et prévenir ce qui pourrait arriver à court, à moyen ou à long termes. Parce que si on ne fait pas attention, le français va occuper tout l’espace. »

Pour Etienne N’gatta, « il faut que les langues locales soient insérées dans le système éducatif, c’est-à-dire enseignées à l’école pour que ceux de la ville puissent les apprendre. On a également souhaité que des activités de promotion linguistique comme les colloques, les séminaires, les séances de réflexion sur les langues soient aussi régulièrement organisées. »

Propositions

Il recommande aussi de « multiplier les espaces d’échanges dans les langues locales. » Il entrevoit des « clubs linguistiques pour se retrouver entre ressortissants de différents groupes ethniques où on ne parlera exclusivement que la langue maternelle. »

« Ce sont des propositions que nous faisons pour pouvoir maintenir les langues locales afin d’éviter leur disparition » soutient le linguiste.

Etienne N’gatta rappelle que « ce n’est pas la langue européenne ou étrangère qui permet le développement ; le développement est culturel. Quand on maîtrise sa culture, on peut facilement se développer. »

C’est la raison pour laquelle ce dernier suggère la révision des paradigmes du développement par l’intégration des valeurs culturelles africaines dans l’éducation.

Une opinion que partage Simplice Dion du département de philosophie de l’université Félix Houphouët-Boigny, qui s’appuie sur un proverbe africain selon lequel « celui qui est habillé de l’habit d’un autre n’est pas habillé. »

Déjà, souligne Touré Abdouloukadri, « il convient de souligner que depuis quelques années, l’enseignement bilingue avec utilisation des langues locales à côté du français dans quelques écoles disséminées sur l’ensemble du territoire fait l’objet d’expérimentation au niveau du ministère de l’Education nationale à la faveur de l’initiative ELAN (Ecole et langues nationales) ».

A l’en croire, « l’action du ministère de la culture en matière de promotion linguistique est essentiellement orientée vers un enseignement populaire qui exalte la richesse culturelle des différents peuples ivoiriens dont le but est de préserver la diversité linguistique. »

Selon ses explications, l’un des défis majeurs pour ce ministère est de lutter contre les préjugés liés à l’usage éducatif des langues nationales.