24/04/17

Des moustiques OGM contre le palu

Mosquito on leaf
Crédit image: Pan Xunbin

Lecture rapide

  • Une initiative de Target Malaria, vise à éradiquer les moustiques par la génétique
  • Les travaux de recherche en Afrique et en Europe devraient durer dix ans
  • Mais un expert exige une transparence totale, pour éviter toute déconvenue

Envoyer à un ami

Les coordonnées que vous indiquez sur cette page ne seront pas utilisées pour vous envoyer des emails non- sollicités et ne seront pas vendues à un tiers. Voir politique de confidentialité.

Un groupe international de chercheurs conduit un programme révolutionnaire de modification d'ADN appelé "forçage génétique de moustiques", pour trouver une solution à long terme à la propagation du paludisme en Afrique.
 
Le paludisme, qui est une maladie évitable et traitable, reste la principale cause de décès dans les régions les plus chaudes du monde, dont la majeure partie de l'Afrique subsaharienne.
 
Selon l'Organisation mondiale de la santé (OMS), près de la moitié de la population mondiale est exposée à un risque de contracter le paludisme. L'OMS estime en outre qu'en 2015, environ 212 millions de cas de paludisme ont été enregistrés à l'échelle mondiale, pour 429.000 décès.
 
En se nourrissant du sang de personnes infectées, le moustique vecteur du paludisme contracte le parasite Plasmodium. Ce dernier se développe alors dans son organisme pendant environ une semaine ou deux. Lorsqu'il pique ses victimes, le moustique transmet le parasite à travers sa salive.
 
Dans le cadre du programme de forçage génétique de moustiques, les scientifiques travaillent à créer génétiquement une nouvelle population de moustiques anophèles qui ne pourraient pas diffuser le Plasmodium, entraînant du coup l'éradication de la maladie.
 
Cependant, comme pour toute recherche scientifique impliquant la modification d'ADN, le programme soulève des inquiétudes, certains scientifiques soulignant la nécessité d'une transparence totale.
 

Une nouvelle technologie

 
Le projet d'élimination des moustiques par voie génétique est porté par l'initiative Target Malaria, un consortium de recherche à but non lucratif qui vise à développer et à partager de nouvelles technologies pour la lutte contre le paludisme.
 
Target Malaria est basée dans les locaux de l'Imperial College de Londres au Royaume-Uni, avec des équipes partenaires au Burkina Faso, au Mali et en Ouganda.
 
"Nous travaillons dans nos laboratoires de Londres pour développer un moustique dont les capacités de reproduction sont modifiées", a déclaré à SciDev.Net, Austin Burt, le chercheur principal mondial de Target Malaria. 

“Nous travaillons dans nos laboratoires de Londres pour développer un moustique dont les capacités de reproduction sont modifiées.”

Austin Burt
Chercheur principal mondial de Target Malaria

"En réduisant la fertilité des moustiques femelles, ou en augmentant le ratio mâles/femelles au sein de la population de moustiques, nous espérons réduire la population de moustiques vecteurs du paludisme au point où la transmission de la maladie est interrompue".
 
Pour atteindre l'objectif de la modification génétique du moustique anophèle, les scientifiques étudient l'utilisation de gènes qui produisent au niveau cellulaire une substance biochimique (enzyme) appelée nucléase.
 
La production de cette substance biochimique provoque un processus qui perturbe des séquences spécifiques d'ADN.
 
"Lorsqu'elles sont introduites dans le moustique vecteur du paludisme, les nucléases fonctionnent en identifiant et en éliminant les gènes essentiels ciblés par nos chercheurs, tels que les gènes de fertilité", déclare Austin Burt.
 
"Le gène interrompu ne fonctionnera plus et les moustiques modifiés seront affectés en fonction de la nature et de l'importance du gène".
 
Le but ultime de toutes les stratégies impliquées dans la recherche est de produire des moustiques modifiés susceptibles de transmettre leur nouvelle composition génétique à un pourcentage "disproportionnellement" élevé de leur descendance.
 
C'est le mécanisme artificiel permettant d'obtenir une modification génétique distribuée rapidement en cascade au sein d'une population spécifique – dans ce cas, la population de moustiques des anophèles -, qui est désigné sous l'appellation de forçage génétique (GD – Gene drive, en anglais).
 

Solution à long terme

 
Au point où en sont les recherches, le programme de forçage génétique ne devrait pas être mis en œuvre en Afrique avant au moins dix ans : un certain nombre d'étapes sont en effet requises.
 
"Nous menons nos recherches autour de trois étapes principales", a déclaré Austin Burt.
 
"Dans la première étape, nous produisons une souche de moustiques où les mâles sont stériles. L'objectif principal de cette première étape est de nous permettre de valider certaines de nos attentes et de renforcer la capacité et l'expérience opérationnelles parmi les équipes".
 
L'équipe a maintenant dépassé cette première étape. Aujourd'hui, les chercheurs sont capables d'activer chez un anophèle mâle une enzyme qui inhibe la fertilité et l'empêche de fertiliser un œuf après accouplement.
 
Cependant, les chercheurs doivent encore trouver un moyen de transmettre aux générations futures de moustiques la nouvelle propriété génétique qui interrompt la fonction de fertilité.
 
En effet, l'objectif n'est pas seulement de provoquer une "infertilité" chez les moustiques mâles, mais de réduire – sinon d'éliminer – la population de moustiques femelles.
 
"Dans la deuxième étape, nous évoluerons vers des mâles encore autolimités mais fertiles et produisant des descendants mâles – ce qui signifie que la plupart des descendants seront des mâles (à hauteur de plus de 90%)", explique Austin Burt à SciDev.Net.
 
"C'est une étape provisoire pour évaluer la sécurité et l'efficacité de notre technologie", a-t-il ajouté.
 
A terme, les chercheurs espèrent évoluer vers le développement de moustiques mâles modifiés et fertiles susceptibles de transmettre aux futures générations une modification génétique qui devient permanente.
 
Pour ce résultat final, ils se trouvent à une étape où ils évaluent deux options:
 
La première consiste à développer des moustiques mâles fertiles qui produisent une progéniture dominée par les mâles; la deuxième consiste à développer des mâles fertiles portant un gène qui se propagera à travers la population de moustiques et, ce faisant, produira des femelles qui héritent du gène des deux parents pour être stériles.
 
Encore une fois, la ligne de fond avec l'une ou l'autre option est la même : perturber génétiquement le mécanisme de reproduction du moustique anophèle et entraîner progressivement l'extinction de sa population femelle.
 

Connexion africaine

 
Dans le cadre du projet de recherche en cours, l'équipe de Target Malaria a adopté une approche très limitée pour ne modifier que les espèces de moustiques les plus importantes pour la transmission du paludisme en Afrique.
 
Dans cette approche, le projet collabore avec trois institutions partenaires en Afrique : le Centre de recherche et de formation sur le paludisme au Mali, l'Institut de recherche sur les virus en Ouganda et l'Institut de recherche en sciences de la santé au Burkina Faso.
 
Les activités de Target Malaria au Burkina Faso, dont le siège local est basé dans la deuxième ville du pays, Bobo-Dioulasso, sont dirigées par le chercheur principal local, Abdoulaye Diabaté.
 
Ce généticien et ses collègues effectuent de vastes études sur le terrain, travaillant sur une souche de moustiques mâles stériles et effectuant des expériences de confinement pour mieux comprendre leur comportement.
 
"Un seul groupe ne peut pas faire tout le travail", a déclaré Abdoulaye Diabaté à SciDev.Net.
 
"[Développer] la technologie nécessite différents experts ayant des antécédents différents. Tous ces milieux différents se retrouvent ici au sein de mon équipe et au sein des différentes équipes en Afrique".
 
Les partenaires africains au sein du Target Malaria Consortium apportent une expertise unique. Ils opèrent dans une région où le paludisme est un problème de santé majeur. Ils ont accès au moustique vecteur de la maladie et peuvent l'étudier de près et fournir des données entomologiques pour guider le développement de la technologie de forçage de gènes.
 
"Toute technologie introduite en Afrique pour lutter contre le paludisme doit fonctionner avec le fonds génétique de moustiques ici sur le terrain", a insisté Abdoulaye Diabaté.
 
"Fondamentalement, ce qui se passe, c'est que, de Seattle où ils génèrent la protéine [pour la modification génétique], ils l'envoient à l'Imperial College London où s'effectue la transformation génétique", ajoute-t-il.
 
"Ensuite, ils vont tester ces [nouveaux] moustiques suivant un processus très long, en veillant à ce que tous les différents [modèles] auxquels les moustiques répondent sont assez clairs".
 
Une fois cette expérience préliminaire effectuée à Londres, les moustiques OGM qui en résultent sont envoyés aux équipes sur le terrain en Afrique, où des tests seront exécutés pour s'assurer que les lignes transgéniques fonctionnent avec les milieux génétiques des moustiques locaux.
 
Le travail de l'équipe d'Abdoulaye Diabaté est destiné à anticiper le comportement possible des moustiques OGM une fois qu'ils ont été libérés dans la nature, mais on est encore loin de cet objectif.
 
"Si vous voulez relâcher ces moustiques sur le terrain un jour, vous devez essentiellement comprendre quelles sont les caractéristiques exactes des types de moustiques sur le terrain, non seulement pour la transmission du paludisme, mais aussi pour les variations saisonnières des espèces qui transmettent le paludisme."
 
"Il faudra environ dix ans avant que nous ne soyons prêts à relâcher les moustiques issus du forçage sur le terrain".
 
Abdoulaye Diabaté affirme que les scientifiques africains sont essentiellement impliqués dans le développement de la technologie, rejetant toute notion qu'ils n'ont aucun contrôle sur le fait que le Consortium est financé à l'étranger, notamment par la Fondation Bill et Melinda Gates.
 
"Du début de la technologie de forçage de gènes au déploiement sur le terrain et dans tous les aspects, nous sommes impliqués et nous avons notre mot à dire", a-t-il déclaré à SciDev.Net.

"En aucun cas, cette technologie ne nous a été imposée. Nous travaillons avec tous les experts au sein du consortium."
 
"Les pays africains doivent examiner la technologie en premier lieu et trouver l'équilibre entre le risque et le gain qu'ils peuvent en tirer".
 
Mais comment les parties prenantes peuvent-elles déterminer exactement le niveau de risque impliqué ?
 

Problèmes sérieux

 
L'utilisation éventuelle du forçage génétique pour empêcher les moustiques de répandre le paludisme est une petite possibilité parmi de nombreuses – sinon illimitées – autres offertes par la technologie.
 
Outre la mauvaise utilisation intentionnelle éventuelle qui pourrait en être faite, des erreurs catastrophiques conduisant à des scénarios imprévisibles suscitent des inquiétudes.
 
"En ce qui concerne le matériel transgénique, il y a encore beaucoup de scepticisme", estime Abdoulaye Diabaté, faisant siennes ces inquiétudes. "C'est une nouvelle technologie et tous les scientifiques ne la maîtrisent pas, même en Europe et aux États-Unis".
 
La préoccupation générale concernant la modification de gènes est certainement plus qu'une simple affaire de sceptiques inquiets.
 
La manipulation de cette technologie non testée nécessite des mesures de sécurité, selon Kevin Esvelt, chercheur principal génotypage au Massachusetts Institute of Technology (MIT).

“Toute expérience visant à construire des systèmes de forçage de gènes se propageant dans une espèce sauvage ne doit pas être effectuée dans l'écosystème abritant cette espèce.Du point de vue de la sécurité, c'est simplement "imprudent”

Kevin Esvelt
Massachusetts Institute of Technology (MIT)

"Toute expérience visant à construire des systèmes de forçage de gènes se propageant dans une espèce sauvage ne doit pas être effectuée dans l'écosystème abritant cette espèce. […] Du point de vue de la sécurité, c'est simplement "imprudent", a déclaré Kevin Esvelt à SciDev.Net.
 
C'est en raison de cette préoccupation spécifique en matière de sécurité que les travaux de  recherche de Target Malaria se déroulent à Londres, loin de l'écosystème des moustiques Anopheles gambiae, les espèces africaines responsables de la transmission du paludisme.
 
En d'autres termes, les travaux de Target Malaria auraient présenté un grand potentiel de risque écologique s'ils avaient été menés directement sur le continent, dans l'écosystème des espèces de moustiques ciblées.
 
"Toute évasion d'un laboratoire africain pourrait entraîner la propagation du système de forçage pour finalement modifier la plupart des moustiques africains, sinon l'intégralité des espèces ciblées. Indépendamment de savoir s'il a fonctionné contre le paludisme, un tel résultat constituerait à maints égards un travestissement", poursuit Kevin Esvelt.
 
"C'est pourquoi les travaux de Target Malaria s'effectuent à Londres, où il n'y a pas de moustiques Anopheles gambiae".
 
À l'heure actuelle, les scientifiques affirment qu'aucune condition n'est suffisamment sûre pour un essai sur le terrain d'un système de transmission de gènes non local, ce dont Austin Burt et son équipe sont bien conscients.
 
"Notre technologie sera soumise à une évaluation des risques totalement indépendante dans le cadre du processus de recherche et des études spécifiques sont menées dans des laboratoires pour tester les impacts possibles", a déclaré Austin Burt.
 
"La recherche se déroule étape par étape et nous travaillons avec les autorités de réglementation, les conseillers externes et les communautés locales pour identifier et traiter les problèmes et les risques potentiels", souligne-t-il, avant d'ajouter :
 
"La sécurité est primordiale pour nos équipes [et] nous n'avancerons que si la technologie est acceptable".
 
Kevin Esvelt, qui a promis de prendre publiquement position contre toute initiative imprudente, se dit confiant avec les précautions prises par ses collègues scientifiques de Target Malaria.
 
"La meilleure façon de savoir si l'utilisation du forçage de gènes pour supprimer les populations de moustiques est bonne ou mauvaise consiste à supprimer la population locale de moustiques sans recourir à un forçage de gènes et voir ce qui se passe", estime Kevin Esvelt.
 
"C'est ce à quoi Target Malaria travaille actuellement. Ils ont construit une souche de moustiques Anopheles gambiae pour lesquels les mâles sont stériles. Puisque les moustiques ne s'accouplent qu'une fois, la libération des mâles stériles devrait supprimer la population locale."
 
"Cela ne présente pratiquement pas de risque écologique parce que les mâles sont stériles et que tout effet écologique serait temporaire, car l'arrêt des rejets dans la nature empêcherait la suppression".
 
Avec les précautions nécessaires, il est préférable de modifier une espèce de moustiques afin qu'elle ne puisse plus efficacement diffuser le paludisme que de tremper tout un continent dans des pesticides tels que le DDT, ajoute Kevin Esvelt.
 

Transparence totale

 
Cependant, le chercheur du MIT qui exige la transparence dans les programmes de gestion des gènes, se demande si ses collègues de Target Malaria sont aujourd'hui plus ouverts sur leur travail qu'au début de l'initiative.
 
"Je me suis affronté avec l'équipe de Target Malaria sur la question de la transparence auparavant – bien que ce fût davantage avec leurs équipes de communication et leurs stratèges plutôt qu'avec leurs scientifiques", assure-t-il.
 
"Mais nos différences se sont centrées sur leur approche "gardons-le-projet-discret-et-évitons-d'attirer-l'attention" d'avant 2015 vis-à-vis de l'Occident et des médias traditionnels, et non vis-à-vis des Africains".
 
Les chercheurs répondent que la transparence et l'établissement de rapports de confiance font partie du processus de développement de la technologie.
 
"Nous sommes vraiment ouverts aux gens. En aucun cas, nous n'essayons de cacher quoi que ce soit", explique Abdoulaye Diabaté, chercheur principal de l'équipe au Burkina Faso.
 
"Nous sommes totalement confiants que si cette technologie en venait à échouer, ce ne serait pas en soi dans son volet scientifique, mais principalement sur la communication – alors nous devons nous assurer que nous faisons autant de travail que possible en ce qui concerne l'établissement d'un climat de confiance avec les gens."
 
Citant l'exemple de son entretien avec SciDev.Net, Abdoulaye Diabaté affirme que son équipe répond à des sollicitations chaque fois que son travail ne s'avère pas gênant, arguant que "la transparence totale du projet est absolument critique."
 
"Si vous êtes vraiment complètement ouvert avec les gens, en leur montrant que vous n'avez rien à cacher, que vous souhaitez travailler avec eux en toute transparence, vous leur permettez de comprendre leurs préoccupations que vous pouvez ensuite prendre en compte dans le processus de mise au point de la technologie et cela aide vraiment beaucoup", estime Abdoulaye Diabaté.
 
Bien que les chercheurs abordent les problèmes d'ouverture et de confiance entre les communautés, ils luttent encore avec certaines questions d'ordre scientifique, par exemple, s'il y aura une résistance au gène, une fois qu'il sera déployé sur le terrain, à une échelle de temps de dix ans.
 
Entre ces questions sans réponses et l'incertitude quant aux risques écologiques, l'équipe a encore du chemin à faire. Mais pour une solution durable contre le paludisme, les scientifiques conviennent que le programme de forçage génétique vaut toutes ses difficultés.
 
"Les Africains doivent mettre dans la balance les conséquences de l'inaction – mille enfants qui meurent chaque jour – et les éventuels effets secondaires sur le plan écologique", estime Kevin Esvelt.
 
"Le DDT était une catastrophe environnementale, mais l'une des plus grandes interventions dans l'histoire, pour sauver des vies. Le jeu en valait-il la chandelle ? Pour les personnes qui auraient autrement succombé au paludisme, certainement. Pour tous les autres ? Discutable. Parce qu'il cible étroitement une seule espèce, le forçage génétique aura beaucoup moins d'effets secondaires que le DDT".

Cet article fait partie d'un hors-série de SciDev.Net Afrique sur le paludisme, publié à l'occasion de la Journée mondiale de lutte contre le paludisme.