Par: Niall Winters
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Vous avez certainement entendu parler de la révolution de la téléphonie mobile qui déferle sur l’Afrique subsaharienne – et très probablement du transfert de fonds par téléphone mobile ou de la santé sur mobile.
On espère que les technologies mobiles vont transformer les vies grâce à l’amélioration de la santé, de l’éducation, de la finance et du statut des femmes au sein de la société.
Cependant, comme le relève Piers Bocock, spécialiste de la gestion des savoirs, il existe un grand fossé entre les entreprises qui développent et commercialisent ces technologies, et les personnes chargées de leur application sur le terrain – sans oublier un tapage médiatique dont la meilleure illustration est une déclaration de l’ancien Président des États-Unis, Bill Clinton.
Evoquant un rapport de l’ONU publié en 2010, il a affirmé que la téléphonie mobile «constitue l’un des plus grands progrès de l’histoire aptes à sortir les gens de la pauvreté.»
Cependant, ce rapport a conclu sans ambages que l’influence dépend «du contexte et de l’environnement dans lequel les TIC sont introduites et utilisées ». [1, 2]
D’aucuns pourraient se demander ce qu’il y aurait de négatif dans cet accent mis sur la révolution de la téléphonie mobile.
Ne sommes-nous pas tous favorables au progrès ?
Non, pour être bref.
Quoique l’innovation soit une bonne chose, dans certains cas, la façon dont elle est appliquée peut aggraver plutôt que réduire la marginalisation.
Je citerais juste un exemple tiré du secteur de l’éducation : les enseignants et leur rôle dans les projets d’apprentissage nomade en Afrique subsaharienne.
Les enseignants marginalisés
Commençons par une question simple : à quand remonte la dernière fois où vous avez entendu des enseignants d’Afrique subsaharienne vanter les vertus de la téléphonie mobile dans le domaine de l’éducation ?
Je ne parle pas de ces interviews parfaitement mises en scène – mais d’enseignants racontant comment leur travail a été profondément amélioré par cette technologie.
“C’est une erreur de critiquer le manque de professionnalisme des enseignants pour justifier le recours aux technologies dans le domaine de l’éducation.”
Niall Winters, Université de Londres
Quand avez-vous entendu parler pour la dernière fois des lacunes de la formation des enseignants en Afrique, de leur démotivation et des problèmes des systèmes éducatifs officiels ?
Mon intuition est que vous avez beaucoup plus entendu ces récriminations que des enseignants faire des louanges de la téléphonie mobile.
Ce qui m’inquiète, c’est que certains utilisent les lacunes des systèmes éducatifs comme prétexte pour exclure les enseignants de l’élaboration et de la mise en œuvre des initiatives dans le domaine de l’apprentissage nomade.
Les enseignants sont marginalisés.
De plus, l’association des opérateurs mobiles, GSMA (pour ne citer que cet exemple), définit la profession d’enseignant d’une manière qui crée une certaine dichotomie entre ce métier et le progrès et l’innovation.
Les difficultés auxquelles les enseignants font face sont un motif pour les critiquer au lieu d’être une motivation à résoudre les problèmes systémiques.
Comme l’illustre parfaitement l’accueil enthousiaste réservé par la communauté technologique au travail de Sugata Mitra, lauréat du prix TED 2013, sur l’intérêt de l’auto-apprentissage et du partage de connaissances par les pairs, même si la méthode pour y arriver fait l’objet d’une vive controverse parmi les chercheurs et les praticiens dans le domaine de l’éducation. [3]
C’est une erreur de critiquer le manque de professionnalisme des enseignants pour justifier le recours aux technologies dans le domaine de l’éducation.
Apporter une nouvelle vision
Nous devons par contre proposer une nouvelle vision qui valorise et accorde la priorité à l’implication des enseignants dans l’apprentissage nomade.
Il faut d’abord reconnaître que l’appui à la participation des enseignants est une tâche pénible qui nécessite beaucoup de temps et de moyens.
Et un certain engagement parce qu’il n’existe pas de technologie miracle.
En outre, il faudrait comprendre qu’en Afrique subsaharienne, de nombreux enseignants travaillent dans des conditions difficiles ; et s’appuyer sur les travaux d’analyse de l’impact de ces conditions de travail sur leurs performances.
Par exemple, une étude approfondie menée en Tanzanie en 2012 a conclu que les enseignants souhaiteraient renforcer leurs compétences et être mieux respectés, mais ils sont en butte à des écueils dus au manque de moyens et aux exigences de la vie quotidienne, une situation qu’a clairement reconnue l’UNESCO (Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture) : effectifs pléthoriques, élèves mal nourris, faiblesse des rémunérations et charge de travail élevée. [4]
Enfin, tirer des leçons du programme « Un ordinateur portable par enfant ». En Afrique subsaharienne, on estime que ses résultats ont en général été mauvais à cause de l’implication insuffisante des ministères en charge de l’éducation.
C’est l’enseignant qui doit assister les élèves dans les initiatives d’apprentissage nomade et contribuer ainsi à garantir leur succès.
Ils ont un rôle central à jouer dans le cadre de véritables partenariats multipartites.
Développer les compétences locales
A l’évidence, il faut davantage investir dans la formation des enseignants dans le cadre des programmes d’apprentissage nomade, et au-delà.
La recherche a démontré le rôle crucial des enseignants dans la conception, le développement et la mise en œuvre des technologies de l’éducation.
Trois mesures doivent être prises pour donner un rôle plus central aux enseignants : revoir la conception des projets d’apprentissage nomade, et recourir davantage à des méthodologies participatives et réduire le technocentrisme.
La révision de la conception des projets passe par un certain niveau d’introspection.
Nous savons que les projets d’apprentissage nomade sont financés par d’importants dons faits par les entreprises et prélevés sur leurs budgets de responsabilité sociale.
C’est pourquoi très souvent le financeur, qui n’est pas un spécialiste, joue un rôle central en lieu et place de l’enseignant.
Si les entreprises qui financent se mettaient un peu en retrait, les enseignants auraient une plus grande marge de manœuvre pour jouer le rôle clé qui devrait être le leur.
Toutefois, ce rôle accru ne peut être soutenu sans des méthodologies appropriées.
Les approches participatives du développement remontent au moins au début des années 1970 et sont encore utilisées de diverses manières – notamment quand on donne la parole aux personnes marginalisées dans le débat sur les objectifs de développement après 2015.
Une communauté dynamique de l’Interaction Humain-Ordinateur promeut des approches de la conception, de l’utilisation et de l’évaluation des technologies axées sur l’utilisateur.
Au fil des ans, dans mes propres travaux, y compris un projet de formation d’agents de santé communautaire en cours au Kenya, nous avons beaucoup fait recours à des approches participatives dans la conception et la mise en œuvre d’initiatives d’apprentissage nomade.
L’idée selon laquelle le technocentrisme à lui tout seul ou des solutions basées sur le contenu à elles seules peuvent relever les défis titanesques de l’éducation doit être abandonnée.
Les recherches montrent qu’ils ne peuvent y arriver. [5]
La stratégie dé réussite est simple : les risques d’aggravation de la marginalisation des enseignants, et par extension, des élèves, ne peuvent être réduits qu’à travers une maîtrise de la pratique pédagogique par l’association des enseignants à la conception des initiatives et le renforcement de leurs compétences.
Les programmes qui collaborent avec les systèmes éducatifs en place et non contre ceux-ci, doivent être prioritaires dans le financement.
Ce n’est qu’ainsi que l’apprentissage nomade pourra être perçu comme œuvrant pour les enseignants ou leurs élèves et comme efficace dans la réduction de la pauvreté chez les personnes vivant en marge de la société.
Niall Winters est chargé de cours en technologies de l’apprentissage à la London Knowledge Lab de l’Université de Londres au Royaume-Uni. Il peut être contacté à l’adresse [email protected].
Références
[1] UN Conference on Trade and Development Information Economy Report 2010: ICTs, Enterprises and Poverty Alleviation (UN, 2010)
[2] Clinton, B. The Case for Optimism (Time Magazine, 1 October 2012)
[3] Mitra, S. Sugata Mitra: Build a School in the Cloud (TED, video posted February 2013)
[4] International Journal of Educational Development doi: 10.1016/j.ijedudev.2012.01.003 (2012)
[5] Winters, N. Why mobile learning on its own won’t solve the access problem (LIDC blog, 13 November 2012)