15/09/23

L’exode des professionnels de santé fait des dégâts en Afrique

Setfree Mafudzike
Setfree Mafukdize, un infirmier zimbabwéen, est parti vivre au Royaume-Uni en 2021. Selon lui, les perspectives pour les infirmiers sont « très sombres » dans son pays d’origine. Crédit image: Setfree Mafukdize

Lecture rapide

  • Les infirmiers africains qui s’expatrient mettent les systèmes de santé à rude épreuve
  • Ils mettent en avant de mauvaises conditions de travail et de meilleures perspectives à l’étranger.
  • Des solutions doivent être trouvées de toute urgence pour retenir les professionnels de santé

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[LAGOS] Hadijat Hassan, fonctionnaire à la retraite, a dû passer près de trois heures à attendre à l’hôpital d’Ikorodu, dans l’Etat de Lagos, au Nigeria, avant de réussir à voir le personnel infirmier de service.

Cette femme de 66 ans subit régulièrement des examens de santé dans cet hôpital depuis qu’on lui a diagnostiqué un diabète, il y a une dizaine d’années. Mais depuis le mois de mai 2023, elle a dû passer beaucoup de temps à attendre, souvent avec des douleurs atroces dans les jambes causées par son diabète.

« Je n’ai pas autant de forces qu’auparavant, voilà ce qui se passe quand on est vieux. On arrive et une cinquantaine de personnes sont en train d’attendre leur tour. »a-t-elle déclaré à SciDev.Net.

Si des pays recrutent délibérément des personnels de santé et font souffrir le pays d’origine d’une pénurie de personnel soignant, il s’agit d’un crime contre l’humanité

Constantino Chiweng, vice-président et ministre de la Santé du Zimbabwe

Au Nigeria, chaque médecin a environ 5 000 patients à sa charge, alors que la moyenne dans les pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques)  est d’environ 270 patients.

« Ils (le personnel de l’hôpital) disent que tous les infirmiers et tous les médecins partent à l’étranger, a ajouté Hadijat Hassan. Il n’en reste que quelques-uns. »

Un haut responsable de l’hôpital a déclaré à SciDev.Net que la direction reçoit des lettres de démission d’infirmiers et de médecins presque chaque mois.

« Beaucoup partent pour les Etats-Unis, le Canada, le Royaume-Uni et, plus récemment, l’Australie », a indiqué ce responsable, qui s’exprimait sous couvert de l’anonymat.

Selon l’Association des infirmiers et des sages-femmes du Nigeria, il y a un infirmier pour environ 1 160 patients dans le pays, alors que la moyenne dans les pays de l’OCDE est de un pour 114.

L’exode des professionnels de santé entraîne d’importantes files d’attente chez le peu qui reste qur le continent. Crédit: Usaid ethiopia (CC BY 2.0.)

Michael Nnachi, le président de cette association, a déclaré à SciDev.Net que plus de 75 000 infirmiers ont quitté le Nigeria depuis 2017. Il a ajouté que la crise de l’émigration pourrait être résolue avec de meilleures conditions d’emploi et s’il y avait un service de sécurité sociale.

« Si vous regardez les conditions d’emploi du personnel soignant en général, vous constaterez que les difficultés qu’ils rencontrent sont exacerbées par la situation économique actuelle », dit-il.

Il a ajouté que l’inflation au Nigeria aggrave la situation des professionnels de santé qui ont du mal à vivre décemment de leur salaire.

« Les conditions d’emploi jouent un rôle prépondérant. Il est également important qu’il y ait un service de sécurité sociale. Les gens veulent avoir l’assurance que leur emploi est stable et que leur salaire est versé en temps voulu, » affirme Michael Nnachi.

« Les infirmiers sont au coeur des services de santé et ils devraient être traités au mieux pour améliorer le système », martèle ce dernier.

Selon les estimations de l’OMS, il y aura un manque de 10 millions de professionnels de santé dans le monde d’ici 2030, principalement dans les pays à revenu faible, que le personnel soignant quitte pour trouver du travail à l’étranger.

Liste rouge

Et ce, malgré l’adoption par l’OMS d’une liste de sauvegarde pour empêcher les pays riches de débaucher les professionnels de santé dans les pays où ils font défaut.

La liste a été initiée en 2020 pour remplacer celle des pays qui connaissent de graves pénuries de professionnels de santé, liste qui figurait dans le Rapport de l’OMS sur la santé dans le monde. L’OMS a l’intention de publier une mise à jour tous les trois ans.

La liste comprend par exemple le Nigeria, le Ghana, le Zimbabwe et 34 autres pays d’Afrique. Pourtant, selon le Conseil des infirmiers et des sages-femmes du Royaume-Uni, plus de 7 000 infirmiers formés au Nigeria sont partis vivre au Royaume-Uni entre 2021 et 2022.

Les données de l’Association des infirmiers et des sages-femmes agréés du Ghana montrent que près de 4 000 infirmiers ont quitté le pays en 2022, tandis qu’au Zimbabwe, plus de 4 000 professionnels de santé, dont 2 600 infirmiers environ, ont quitté le pays en 2021 et 2022, selon le gouvernement zimbabwéen.

L’OMS n’interdit pas le recrutement de médecins originaires des pays qui figurent sur cette liste, mais elle le déconseille.

L’OMS recommande que « les accords entre gouvernements sur la migration de professionnels de santé reposent sur une analyse du marché du travail dans le secteur de la santé et sur l’adoption de mesures pour maintenir suffisamment de personnel soignant dans les pays sources. »

Mais selon les organisations du secteur de la santé, ces recommandations ne semblent pas suffire pour stopper l’hémorragie.

Par exemple, le gouvernement britannique ne tient pas compte de cette liste de sauvegarde, en recrutant dans ces pays. Les données les plus récentes de l’organisme britannique de réglementation de la pratique infirmière, le Conseil des infirmiers et des sages-femmes, démontrent qu’un nombre croissant d’infirmiers ont été recrutés hors Europe, notamment dans des pays qui figurent sur la liste rouge de l’OMS.

Le Nigeria fait partie des trois premiers pays concernés hors Europe, avec plus de 3 000 infirmiers qui ont rejoint officiellement le registre officiel britannique en 2022.

Selon le Royal College of Nursing (le syndicat des infirmiers du Royaume-Uni, RCN), les nouvelles recrues sont originaires de 14 pays qui figurent sur une liste rouge qui en compte 47. Or le gouvernement britannique s’était engagé à ce que des professionnels de santé ne soient pas recrutés dans ces pays.

« La liste du Royaume-Uni reflète celle de l’Organisation mondiale de la santé, selon laquelle ces 47 pays font face aux pénuries les plus sévères de professionnels de santé et ont de sérieux problèmes de main d’œuvre ; et le système de santé publique du Royaume-Uni [National Health Service, NHS] et les employeurs privés ne doivent pas y recruter de manière systématique », a indiqué dans un communiqué le RCN quand ces données ont été rendues publiques.

Le syndicat a ajouté qu’en raison de la recrudescence du phénomène, « on craint que le gouvernement britannique ne devienne très dépendant » des pays qui connaissent eux-mêmes de graves pénuries de main d’œuvre, pour pourvoir les postes d’infirmiers vacants.

Des infirmiers qui travaillent au Royaume-Uni, qui ont témoigné auprès de SciDev.Net, indiquent que le gouvernement britannique se contente d’empêcher des tiers – les agences par exemple – de recruter, mais qu’il autorise les ressortissants étrangers à poser leurs candidatures directement auprès du NHS ou des centres de soins de leur choix.

Dans une nouvelle mouture du code de conduite rendue publique il y a quelques mois, le gouvernement britannique a confirmé que l’embargo ne s’appliquait pas aux « candidatures directes ».

« Pour les besoins de ce code de conduite, il y a ‘candidature directe’ quand une personne pose sa candidature directement, pour son propre compte, auprès d’un employeur », selon les éclaircissements publiés sur le site du gouvernement.

Pourtant, quand l’OMS a mis à jour la liste de sauvegarde des professionnels de santé en mars, elle a appelé les pays à la respecter.

« Le personnel soignant est le pilier de tout système de santé, et pourtant, 55 pays dont les systèmes de santé sont parmi les plus fragiles au monde n’ont pas assez de professionnels de santé. Beaucoup de pays en perdent à cause de la migration internationale », a déclaré le directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus.

« L’OMS travaille avec ces pays pour leur apporter un soutien afin qu’ils puissent revigorer leur personnel soignant. Nous appelons tous les pays à respecter les dispositions de la liste de l’OMS pour la sauvegarde des professionnels de santé », ajoute ce dernier.

Les infirmiers renoncent à leur diplôme

Elizabeth Fadziso a atterri à l’aéroport d’Heathrow après 20 heures de vol entre Harare et Londres. Pour cette infirmière trentenaire, son arrivée au Royaume-Uni en avril marquait un nouveau départ.

Elle a déclaré à SciDev.Net qu’elle espérait travailler comme infirmière à l’étranger depuis qu’elle avait commencé ses études d’infirmière.

Ce rêve, a-t-elle ajouté, était entretenu par les mauvaises conditions de protection sociale des professionnels de santé dans le pays et par le manque de matériel médical de pointe.

Après avoir terminé ses études en 2020, elle a fait une demande de certificat de bonne conduite professionnelle auprès du gouvernement zimbabwéen, l’un des documents exigés pour les infirmiers qui veulent travailler à l’étranger. Mais elle s’est heurtée à un mur.

Dans le cadre des mesures prises pour limiter la migration alarmante des infirmiers, le gouvernement zimbabwéen a arrêté de délivrer ce document obligatoire. Les médecins et les infirmiers du Zimbabwe protestent depuis longtemps contre ce règlement qui les empêche de quitter le pays.

Selon Elisabeth Fadziso, elle a demandé le certificat en 2021 et il ne s’est rien passé pendant plus d’un an.

En fin de compte, comme elle ne pouvait pas obtenir son certificat, elle a dû renoncer à son diplôme. Au lieu de travailler comme infirmière, elle a obtenu un poste d’aide-soignante dans une maison de retraite à Liverpool.

« Je ne pouvais plus attendre, a-t-elle ajouté. Je devais saisir ma chance. Au moins, c’est mieux que de rester au pays. Je suis plus près de réaliser mon rêve à présent. Plus que jamais », dit-elle.

Elisabeth Fadziso est déterminée à reprendre ses études d’infirmière au Royaume-Uni. « Cela prendra du temps, mais cela m’est égal », a-t-elle déclaré.

Setfree Mafukdize, un autre infirmier zimbabwéen qui travaille au Royaume-Uni, a indiqué qu’il est au courant que beaucoup d’infirmiers renoncent à leur diplôme et se contentent d’emplois « inférieurs ».

« Les infirmiers, surtout ceux qui sont originaires du Zimbabwe comme moi, arrivent ici pour travailler comme aides-soignants », a-t-il indiqué à SciDev.Net.

« Ils font une croix sur leur diplôme d’infirmier et arrivent au Royaume-Uni comme aides-soignants. »

Setfree Mafukdize, qui est parti vivre au Royaume-Uni avec sa famille en 2021, partage les préoccupations d’Elisabeth Fadziso : « Les gens s’en vont parce qu’ils sont vraiment prêts à tout pour quitter le Zimbabwe. Ils ont le sentiment que les perspectives sont très sombres dans le pays ».

« Ils choisissent d’autres voies parce que le Royaume-Uni, je vous le rappelle, ne recrute pas que des infirmiers. Il recrute aussi des aides-soignants qui n’ont pas besoin d’avoir de qualifications pour y travailler. »

Il a expliqué que, quand il est parti, en 2021, la situation était intolérable, non seulement pour les infirmiers, mais pour tous les professionnels de santé travaillant dans le service public au Zimbabwe.

« Les conditions d’emploi n’étaient pas bonnes parce que les salaires n’étaient pas indexés sur le coût de la vie », a-t-il expliqué.

« Par conséquent, beaucoup de fonctionnaires avaient du mal à joindre les deux bouts. Certains en venaient même à avoir du mal à aller travailler. »

« Rien qu’à cause de cela, certains – et j’en fais partie – ont réfléchi et ont pris leurs dispositions pour quitter le pays. »

Setfree Mafukdize indique qu’il gagnait l’équivalent de 150 dollars américains, ce qui, selon lui, était loin de suffire à ses besoins.

« Comme vous le savez, notre devise (le dollar zimbabwéen) est faible et on finit toujours par avoir du mal à joindre les deux bouts. »

Quand on lui a demandé s’il retournerait au pays si la situation changeait, il a répondu par la négative.

Recrutement interdit au Ghana

Pour les infirmiers du Ghana, la situation est exacerbée par l’interdiction décrétée par le gouvernement de recruter des fonctionnaires.

La directive, annoncée en 2022 par le ministre des finances du Ghana, Ken Ofori-Atta, dans le cadre du budget de 2023, vise à aider le gouvernement à résoudre la crise fiscale. Elle a pris effet en janvier dernier.

La présidente de l’Association des infirmiers et sages-femmes agréés du Ghana, Perpetual Ofori-Ampofo, a appelé le gouvernement à tenir compte du nombre insuffisant de professionnels de santé dans le pays dans le cadre de l’application du « gel » des recrutements.

« Je voudrais insister sur le fait que le nombre d’infirmiers et de sages-femmes est insuffisant et que, par conséquent, il faut que celles et ceux qui ont obtenu leur diplôme soient employés pour soigner les gens. »

Daniela (son nom a été changé), une infirmière qui travaille dans un établissement de santé publique de la région de Volta, au Ghana, a dit regretter le départ d’un grand nombre de ses collègues, et le fait qu’ils ne sont pas remplacés. « Les gens s’en vont, mais le gouvernement ne recrute pas », a-t-elle dit à SciDev.Net.

« C’est nous, qui sommes restés, qui faisons le travail. Si tout le monde s’en va, il ne restera pas assez de gens », a-t-elle ajouté, accusant certains de ses collègues d’égoïsme.

Les conditions difficiles de travail et les perpectives peu rassurantes expliquent l’exode des travailleurs de la santé. Crédit : Laurent Jerry (CC BY-SA 4.0.)

Daniela, qui ne travaillait comme infirmière que depuis deux ans, a ajouté qu’elle ne se voyait pas quitter le Ghana dans un avenir proche. Elle a fait remarquer qu’elle se satisfait de son salaire mensuel d’environ 2 500 Cedis (223$).

« Même les membres de ma famille font pression sur moi, a-t-elle ajouté. Ils me demandent pourquoi je ne fais pas comme les autres. »

« Mais partir ne résout pas le problème. En fait, cela l’aggrave. Si vous partez, alors partez pour des raisons valables. Si vous voulez vivre autre chose et apprendre, pas de problème. Mais si vous voulez partir pour gagner davantage, il y a un problème. »

Politiques pour mettre fin à la fuite des cerveaux

Les gouvernements de toute l’Afrique subsaharienne préconisent différentes législations pour freiner la fuite des cerveaux.

En avril, la Chambre des représentants, ou chambre basse, du Nigeria, a adopté le projet de loi sur les praticiens médicaux et dentaires (Amendement) déposé en 2022, en seconde lecture.

Si ce projet de loi est ratifié par le Sénat, la chambre haute, les étudiants en médecine et en dentisterie devront travailler au Nigeria pendant cinq ans avant d’obtenir leur diplôme en bonne et due forme.

Le législateur qui a déposé le projet de loi, Ganiyu Johnson, a indiqué que l’objectif était de donner un coup d’arrêt à l’exode des professionnels de la santé.

Le vice-président et ministre de la santé du Zimbabwe, Constantino Chiwenga, avait aussi laissé entendre que le gouvernement avait l’intention de pénaliser le recrutement à l’étranger de son personnel soignant.

« Si des pays recrutent délibérément des personnels de santé et font souffrir le pays d’origine d’une pénurie de personnel soignant, il s’agit d’un crime contre l’humanité », a-t-il déclaré.

« Si les gens meurent à l’hôpital parce qu’il n’y a ni infirmiers ni médecins, et si un pays a été irresponsable au point de ne pas en former sur son sol, en espérant que des pays pauvres le fassent, c’est un crime. Il faut prendre cela très au sérieux. »

Bien qu’aucune loi n’ait jusqu’à présent été adoptée en ce sens, les parties intéressées et les défenseurs des droits humains ont réagi à ces mesures qui, pour beaucoup, risquent d’être contre-productives.

Julian Ojebo, médecin et anesthésiste au CHU d’Irrua, dans l’Etat d’Edo, au Nigeria, a estimé que le fait de ne pas délivrer de diplômes, entre autres mesures, ne ferait qu’aggraver le problème.

Il a fait remarquer que l’exode des cerveaux ne se limite pas au domaine de la santé. « Même dans les forces armées et dans le monde du commerce, les gens s’en vont, a-t-il dit. Regardez ce qui se passe au Canada. Nous avons des gens du secteur bancaire, du monde de l’ingénierie qui vont y vivre. »

Pour Julian Ojebo, le gouvernement doit prendre des mesures pour lutter contre l’exode des cerveaux. « L’une des solutions consiste à recruter activement. On devrait recruter activement. Notamment des infirmiers et des médecins », a-t-il déclaré à SciDev.Net.

L’ancien législateur nigérian Shehu Sani estime pour sa part que le personnel soignant ne restera que si ses perspectives dans le pays s’améliorent.

« Les médecins et les infirmiers partent en quête d’une vie meilleure en occident et et en orient, a-t-il indiqué. Nous faut-il une loi pour les en empêcher, ou devons-nous améliorer leurs conditions de travail pour les garder ? »

La version originale de cet article a été produite par l’édition de langue anglaise de SciDev.Net pour l’Afrique subsaharienne.