01/10/15

La statistique, talon d’Achille de l’économie camerounaise

Yaounde View
Crédit image: SciDev.Net/Julien Chongwang

Lecture rapide

  • Le dispositif de collecte et d’analyse des statistiques est jugé dispersé
  • Pour diverses raisons, les données ne sont pas toujours fiables et actualisées
  • Une situation qui fausse les perspectives des entreprises et des collectivités

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Lorsqu’on parle de statistiques au Cameroun, chaque acteur de la vie politique et socioéconomique a sa petite idée ; ce qui donne à l’arrivée autant de sons de cloche plus ou moins discordants.
 
Pour Protais Ayangma Amang, ancien assureur et président de l’organisation patronale Entreprises du Cameroun (ECAM), "les statistiques au Cameroun ne sont pas toujours disponibles".
 
"Il y a un double problème en ce qui concerne les statistiques chez nous, dit-il : c’est leur fiabilité et c’est également leur obsolescence parce que nous avons des statistiques qui ne sont pas toujours actuelles".
 
"Oui, il y a des domaines où nous manquons de statistiques ; et il y a des domaines où quand elles existent, elles ne sont pas très fiables", concède Thierry Mamadou Asngar, directeur général de l’Institut sous-régional de statistique et d’économie appliquée (ISSEA), une école basée à Yaoundé.

Mais, rassure-t-il immédiatement, "dans la plupart des cas, la fiabilité existe. Il y a des domaines en Afrique où les statistiques sont disponibles et fiables, par exemple dans le secteur financier ou dans le domaine de la santé. Donc, les quelques rares statistiques que nous avons sont plutôt fiables".
 
L’économiste et universitaire Robert Tangakou est beaucoup plus optimiste en la matière : "nous avons un Institut national de la statistique (INS) qui dispose d’un personnel pétri d’expérience dans le domaine. Il nous donne des statistiques pratiquement dans tous les domaines ; des statistiques que les pouvoirs publics utilisent selon leurs intérêts", soutient-il.
 
S’il abonde presque dans le même sens, Roger Ngoh Yom, directeur exécutif de Transparency International Cameroun, nuance un tout petit peu…
 
"L’INS produit un ensemble de données, même si cela ne couvre pas tous les domaines. Ce n’est pas une cadence qui permet de se faire une bonne idée sur un ensemble de données sur la démographie, la pauvreté, le niveau d’emplois, la justice, l’éducation, etc. Donc, il y a des manquements de ce type qui ne permettent pas d’avoir une très bonne appréciation de la qualité de la gouvernance dans ces domaines".
 
SciDev.Net a effectué une visite sur le portail internet de l’INS et y a constaté que la dernière édition de l’Annuaire statistique du Cameroun, l’une de ses productions-phares, remonte à 2014 et qu’elle contient des données remontant jusqu’à 2007, 2008, voire 2013 pour ce qui est des généralités de certains secteurs.
 
Mais l’on peut aussi se rendre compte de l’obsolescence des informations précises dans certains secteurs d’activité.
 
A titre d’exemple, les données les plus récentes en ce qui concerne la production des principales cultures d’exportation, en l’occurrence le cacao et le café, remontent à 2000/2001, soit 14 ans d’écart déjà ; tandis que les derniers chiffres disponibles pour quelques-uns seulement des produits vivriers datent de… 1975-1976.
 
Pour ce qui est de la production industrielle, les données les plus récentes relatives aux principaux produits remontent à 2007.
 
Pour essayer de comprendre ce décalage, SciDev.Net a rencontré She Etoundi, le directeur général adjoint de l’INS ; mais, ce dernier n’a pas souhaité se prononcer sur le sujet.
 

Insuffisance des ressources

 
Néanmoins, tous les professionnels ou utilisateurs des statistiques s’accordent lorsqu’il s’agit de comprendre le contexte dans lequel l’INS produit ses données.
 
Un contexte marqué par une indisponibilité des ressources, et par des défauts inhérents à l’organisation-même du système statistique camerounais.
 
"La principale difficulté, c’est l’insuffisance des ressources humaines", martèle Thierry Mamadou Asngar.
 
"On ne dispose pas de suffisamment de statisticiens dans nos pays, explique-t-il. C’est un domaine qui a des passages obligés. Par exemple, on commence par collecter les données, il faut ensuite traiter ces données avec diverses techniques ; enfin, il faut les analyser. Il est donc question d’avoir des agents performants à chaque étape. Donc, le problème des ressources humaines est réel, on n’en dispose pas assez et il faudrait faire un effort encore au niveau de la formation des ressources humaines."


 
Dès lors, regrette Dieudonné Essomba, ingénieur général de la statistique et ancien chargé d’études au ministère de l’Economie du Cameroun, "même dans les directions qui sont censées piloter l’économie du Cameroun, ce ne sont pas nécessairement des gens qui maîtrisent les données statistiques qui occupent les postes".
 
"Donc, conclut-il, les difficultés ici viennent de la faiblesse de la capacité d’analyse du système. Si l’on vous donne des tableaux statistiques et vous êtes incapables de les lire, de les comprendre, de les interpréter et de leur donner un contenu économique, les statistiques demeureraient un simple outil".
 
Pourtant, apprend-on, les textes organisant le fonctionnement de l’INS prévoient que les cellules statistiques disponibles dans différents organismes sectoriels soient tenus par des statisticiens.
 
Sauf que "dans les ministères sectoriels (agriculture, justice, élevage, etc.), on pense que tous les postes doivent être occupés par les membres de la corporation ; et les statisticiens qui sont les professionnels de la collecte des données sont marginalisés, constate Dieudonné Essomba. Si bien que lorsqu’on les recrute, c’est beaucoup plus pour faire de la figuration. On leur donnera très rarement les moyens de collecter des données et de les mettre à jour."
 
La deuxième ressource qui fait défaut à la collecte et au traitement de données statistiques au Cameroun est la ressource financière.
 
En effet, tous les acteurs sont unanimes sur le fait que "la collecte et le traitement de données statistiques coûtent très cher".
 
En conséquence, l’indisponibilité des ressources financières entraîne souvent le rallongement des écarts prévus entre les collectes de certaines données.
 
Illustration : depuis deux ans maintenant, indique une source à l’INS, il faut normalement effectuer un nouveau recensement des entreprises ; mais, il n’est pas encore programmé.
 
Plus grave encore, après 1987, il a fallu attendre l’année 2005 pour assister à un nouveau recensement général de la population, alors que cette opération est prévue pour avoir lieu tous les cinq ans.
 
Mais il y a pire : selon notre source de l’INS, il n’y a pas eu de recensement agricole dans le pays depuis maintenant environ trente ans.
 
Par-dessus tout, le système statistique camerounais se heurte aussi à un problème d’ordre structurel.
 
"Une bonne partie des données dont se nourrit l’INS provient des départements ministériels. Or, sur la base d’entretiens informels que j’ai eus avec des membres du staff de cette institution, il y a déjà un problème de collecte de l’information au sein de ces départements ministériels. Cette défaillance se répercute naturellement dans ce que l’Institut peut produire", indique Roger Ngoh Yom.
 
Bien plus, "on n’a pas conféré à l’INS les missions d’analyse, ni le pouvoir de mener des études économiques. Il est confiné à la collecte des données que d’autres structures se chargent d’analyser. Ça crée un dispositif extrêmement dispersé qui fait qu’on ne valorise pas suffisamment le capital technique qui a été créé pour les statistiques et l’analyse économique", observe Dieudonné Essomba.
 

Problème de culture statistique

 
En outre, même rendus sur le terrain pour leur travail de collecte, les agents de l’INS n'ont pas toujours la tâche facile…
 
En effet, même si la loi les oblige à répondre aux enquêtes de l’INS, les acteurs de la vie socio-économique, y compris les entreprises et établissements publics, sont le plus souvent réticents lorsqu’il s’agit de communiquer les chiffres de leurs activités. 

Lorsqu’on voit un statisticien arriver, on se méfie spontanément. Parce qu’au Cameroun, on garde toujours un mauvais souvenir de la police politique de l’époque et il y a donc une méfiance instinctive.

Dieudonné Essomba
Ingénieur général de la statistique
Cameroun

"Nous sommes même parfois amenés à solliciter l’intervention des autorités administratives, à l’instar du gouverneur de la province, pour amener les dirigeants de certaines sociétés à nous communiquer leurs chiffres", indique notre source de l’INS.
 
"C’est qu’il y a un problème de culture statistique qui se pose, ajoute Dieudonné Essomba. Lorsqu’on voit un statisticien arriver, on se méfie spontanément. Parce qu’au Cameroun, on garde toujours un mauvais souvenir de la police politique de l’époque et il y a donc une méfiance instinctive alors même que la loi protège les données statistiques qui ne peuvent être utilisées ni pour des besoins de fiscalité, ni pour des besoins judiciaires."
 
Pour autant, ces obstacles n’handicapent pas totalement l’Institut qui a des techniques comme l’échantillonnage pour les contourner et remplir comme elle peut sa mission.
 
Ainsi, il y a certaines données, notamment des données de structure comme les effectifs de la population, qui, en général, sont établies à intervalles relativement longs.
 
"Mais, on dispose de techniques spécifiques pour pouvoir les évaluer entre temps sans un très grand écart par rapport à la réalité", explique notre source de l’INS.
 
Il y a aussi d’autres données, appelées données de conjoncture, qui traduisent l’état du pays à un certain moment et qui changent très vite.
 
"Ce sont ces données-là qui, en général, ont des difficultés à être collectées, compte tenu des moyens relativement limités du pays".
 
Dès lors, conclut Dieudonné Essomba, "ces données ne sont pas exactes à 100%, mais elles traduisent peu ou prou la réalité économique du pays".
 
"La statistique n’est pas une science exacte; il y a toujours une marge d’erreur, mais qui est minime", renchérit notre source de l’INS.
 
Encore que pour nombre d’acteurs, ce n’est pas tellement la fiabilité de l’information statistique qui fait problème, mais surtout l’usage qui en est fait.
 
Sur ce point, tout le monde au Cameroun se souvient du tout dernier recensement général de la population qui eut lieu en 2005 et dont les résultats ne furent publiés que six ans plus tard, en 2011.
 
"J’ai l’impression pour ma part que chez nous, les données démographiques par exemple sont une notion que les pouvoirs publics souhaitent maîtriser ; et qu’ils souhaitent s’approprier les résultats avant le commun des mortels pour en faire peut-être une gestion quelquefois plus politicienne qu’économique", commente Robert Tangakou.
 
"Raison pour laquelle nous disons qu’il y a parfois un décalage entre les données statistiques réelles et l’utilisation qu’on en fait", conclut-t-il.
 
Justement, Jean Robert Wafo, adjoint au maire de la commune de Douala II, garde en travers de la gorge les chiffres publiés en 2011 après le recensement de 2005, concernant la population de sa commune.
 
"En 2007, les différents documents qu’on nous transmettait à l’occasion des sessions du conseil municipal faisaient état de ce que Douala II comptait 700 000 habitants. Mais nous avions été surpris qu’en 2011, les résultats du recensement indiquent que notre commune n’a que 261 000 habitants", rapporte-t-il, indigné.
 
Ce n’est d’ailleurs pas le seul exemple du genre : "En 2000, se souvient ce magistrat municipal, une étude conjointe avait été menée par la Banque mondiale, la ville de Douala et un cabinet français dans le cadre du Projet d’infrastructures de Douala. Cette étude avait conclu que Douala en 2000 comptait 2,5 millions d’habitants avec un taux d’accroissement démographique de 5,8%. Mais, l’on a été surpris en 2011 d’apprendre dans les résultats du recensement de 2005 que toute la ville de Douala n’a que 1,9 millions d’habitants. Qui peut croire en cela ?"
 
"Les résultats du recensement de 2005 ont été fortement querellés parce qu’il y avait quand même des chiffres surprenants", approuve Roger Ngoh Yom de Transparency international Cameroun.
 
Et d'ajouter : "lorsqu’on considère la démographie de la ville de Douala telle qu’elle a été présentée, même de manière empirique, ce que les autorités administratives de cette localité communiquent est bien au-dessus des données contenues dans les résultats de ce recensement."
 

Conséquences

 
Bien entendu, tous ces écueils et tous ces écarts ne sont pas sans conséquences sur les activités économiques du pays et son plan de développement, aussi bien au niveau des entreprises que des collectivités.
 
"A l’échelle des entreprises, l’absence de statistiques fiables nous handicape énormément. Dans le domaine de l’assurance, le fait par exemple de ne pas savoir combien d’automobilistes roulent sans assurance ne nous permet pas de calculer le risque à son juste prix", illustre Protais Ayangma.
 
Et il poursuit : "nous en arrivons donc à faire des plans marketing sans données très précises et ça commande que nous soyons très attentifs pour réagir rapidement lorsqu’on se rend compte que la réponse du terrain n’est pas celle qu’on avait imaginée en l’absence de statistiques".
 
"Pour contourner cela, nous sommes souvent obligés de commettre des études quantitatives auprès de certains cabinets et elles nous coûtent très cher", conclut-t-il.

Le fait de manipuler les effectifs de la population à des fins manifestement électoralistes a des incidences néfastes sur les capacités financières d’une commune à subvenir aux besoins des populations.

Jean Robert Wafo
Adjoint au maire de Douala II

Une anecdote veut d’ailleurs qu’au moment de son installation, l’une des sociétés de téléphonie mobile opérant dans le pays se soit basée sur les chiffres officiels de la population pour investir massivement dans la province considérée comme la plus peuplée du pays.
 
Elle se serait rendu compte plus tard à travers les chiffres venant du terrain que la réalité était toute autre.
 
Du point de vue du développement local, Jean Robert Wafo indique que "le fait de manipuler les effectifs de la population à des fins manifestement électoralistes a des incidences néfastes sur les capacités financières d’une commune à subvenir aux besoins des populations".
 
Il s’appuie notamment sur le fait que dans le dispositif de financement des communes au Cameroun, l’un des principaux postes de recettes est appelé Centimes additionnels communaux ; et ceux-ci sont des sommes distribuées par l’Etat à toutes les communes au prorata de leur population.
 
Sur le plan politique, Roger Ngoh Yom sait que cette manipulation peut avoir des incidences.
 
"On ne peut rien écarter a priori lorsqu’on connaît les comportements dans notre environnement. Il n’est pas exclu un ensemble de manipulations à des fins électoralistes qui feraient sous-évaluer le poids électoral de certaines régions réputées peu favorables aux gouvernants, réduisant ainsi le nombre d’adversaires qui seraient élus de ce côté-là", dit-il.
 
"Le fondement de la gouvernance est le respect du suffrage universel. A partir du moment où on manipule les chiffres de la population, il va de soi que le fichier électoral sera biaisé. Le nombre d’inscrits sur le fichier électoral ne sera pas en conformité avec les chiffres du recensement, donnant lieu à toutes formes de manipulations et on n’est pas dès lors sûr que les gouvernants seront l’émanation des gouvernés ; ce qui pose évidemment un problème de leadership politique", analyse Jean Robert Wafo, qui est par ailleurs militant du Social Democratic Front, le principal parti de l’opposition.
 
Compte tenu de la place "centrale" qu’occupent les statistiques dans le développement d’un pays, chaque acteur a sa petite idée pour ce qui est d’améliorer la qualité des statistiques au Cameroun.
 
Robert Ngonthe, enseignant à l’ISSEA, voudrait qu’un accent particulier soit mis sur le volet formation.
 
"Il s’agit de former les agents aux techniques de collecte, dit-il Et l’approche doit passer aussi par la sensibilisation pour dire à l’enquêté que l’information collectée ne va pas servir à des fins de répression fiscale par exemple."
 
"Il y a des domaines sensibles où l’enquêteur doit être suffisamment formé, ajoute-il. Car si on interroge certaines personnes dans un contexte qui ne soit pas approprié, la personne va forcément donner une information pas fiable. Par exemple, si un chef de ménage est interrogé devant son ménage sur ses dépenses hors-ménage, on ne peut pas s’attendre à une réponse fiable."
 
Pour Dieudonné Essomba, "étant donné qu’on a pris acte de l’incapacité des ministères sectoriels à collecter les données, il faut remettre à l’INS les missions de collecte dans tous les secteurs ; quitte à créer des sortes de structures logées dans les ministères sectoriels".
 
"Nos statistiques ont besoin d’être plus indépendantes du pouvoir politique afin de se mettre plus au service de la programmation et du développement économique", recommande pour sa part Robert Tangakou.
 
Roger Ngoh Yom appelle quant à lui au renforcement des capacités de l’INS : "J’adresse mon interpellation à l’Etat qui devrait prendre conscience de l’importance du travail de l’INS et lui donner autant que possible les moyens qu’il faut pour son déploiement optimal, des moyens aussi bien financiers qu’institutionnels", dit-il.
 
A ce propos, SciDev.Net a appris auprès d’un cadre de l’INS qu’un projet de loi existe, proposant l’institution d’une sorte de taxe statistique pour doter l’INS des ressources financières nécessaires à son fonctionnement.
 
Si ce texte venait un jour à être adopté et promulgué, peut-être alors disposera-t-on désormais au Cameroun d’une information statistique plus fraîche, plus fiable, et donc, plus utile…

Références