01/07/20

Du poison utilisé pour conserver des aliments en Afrique

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Sur le marché, l'on peut tomber sur du poisson pêché à la gamaline ou conservé avec du formol. Crédit image: SDN/J. Chongwang

Lecture rapide

  • Pour capturer le poisson, certains pêcheurs n’hésitent pas à utiliser des pesticides hautement toxiques
  • Pour conserver la viande, des bouchers utilisent le formol, produit normalement utilisé sur les cadavres
  • Même les additifs autorisés sont utilisés de façon abusive, mettant en péril la santé des consommateurs

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Le poisson et la viande vendus sur les marchés en Afrique subsaharienne font souvent l’objet d’une fraude alimentaire dont peu de gens sont informés.

Pour le poisson, cette fraude commence souvent dès le moment de la capture où certains pêcheurs utilisent des produits toxiques et prohibés pour pêcher. Une pratique désignée au Cameroun par l’expression « bombarder la rivière », du fait de son effet dévastateur.

« Il s’agit en particulier de verser dans l’eau un insecticide très toxique appelé “gamaline”, explique le médecin vétérinaire Serge-Claire Nkolo, délégué départemental du ministère de l’Elevage, des pêches et de industries animales (MINEPIA) à Douala.

« Il suffit que les pêcheurs versent ce produit dans l’eau, et au bout de quelques minutes, tous les êtres vivants aquatiques présents dans la zone vont mourir et remonter à la surface et ils vont ramasser les poissons », poursuit-il.

Même le poisson fumé n’offre pas toujours une garantie de fiabilité. En effet, témoigne Patricia Ngono, vendeuse de poisson fumé au marché de poisson de Youpwé à Douala, « plutôt que d’acheter du bois et d’utiliser le feu de bois, certaines vendeuses vont chez les couturiers collecter les chutes de tissus qu’elles brûlent pour fumer le poisson ». Une pratique dangereuse et interdite.

Très appréciée de certains consommateurs, la viande de brousse n’est pas en reste. A en croire Clément Polewa, conseil agropastoral dans la région de Douala, certains chasseurs n’hésitent pas à utiliser du formol. En particulier lorsqu’ils s’en vont en brousse pour une partie de chasse qui va durer plusieurs jours

« Ils utilisent ce produit sur le gibier qu’ils ont attrapé afin de l’empêcher de pourrir et ainsi conserver jusqu’à leur retour au village », décrit-il.

Plus souvent utilisé pour embaumer et conserver les cadavres dans les morgues, le formol est également employé par certains bouchers pour rallonger la durée de conservation de la viande qu’ils n’ont pas pu écouler.

“Nos tests préliminaires dans une étude en cours montrent des niveaux très élevés de formol dans le lait, ce qui est dangereux pour la santé humaine”

Ashagrie Zewdu, université d’Addis-Abeba, Éthiopie.

Un reportage paru dans les médias locaux au Kenya l’année dernière a montré qu’un certain nombre de supermarchés vendaient de la viande rouge contaminée dans la capitale du pays, Nairobi, en utilisant des produits chimiques nocifs pour la santé humaine, à des fins de conservation.

Divers reportages dans les médias locaux montrent également une utilisation intensive du formol pour préserver la viande et le poisson au Ghana, au Kenya, en Ouganda afin d’augmenter leur durée de conservation.

Une évaluation des effets du formol contenu dans la viande de volaille congelée importée dans la ville d’Ibadan au Nigéria a révélé une forte utilisation de formol dans les produits de volaille sur les marchés de la ville malgré l’interdiction du pays d’importer de la volaille congelée.

Commerce illégal

Patricia Otuh et Bamidere Ogunro de l’école vétérinaire de l’université d’Ibadan ont pointé du doigt le commerce illégal comme cause de cette situation. Ces chercheurs ont déclaré que la teneur en formaldéhyde (la substance active du formol) considérablement plus élevée dans la viande de volaille importée par rapport à la volaille produite localement à Ibadan, au Nigeria, implique un niveau d’exposition au formaldéhyde plus élevé chez les personnes qui consomment de tels produits de volaille importés en contrebande, qui sont relativement moins chers.

Ashagrie Zewdu, professeur adjoint de sciences alimentaires et de nutrition au Collège des sciences naturelles de l’université d’Addis-Abeba dit qu’en Éthiopie, les agriculteurs utilisent du formol à des doses élevées pour conserver le lait avant de le vendre aux usines.

Pour ces agriculteurs, dit-il, le formol est appelé « médicament du lait » ; un indicateur du peu de connaissances qu’ils ont de ses effets négatifs sur la santé. « Nos tests préliminaires dans une étude en cours montrent des niveaux très élevés de formol dans le lait , ce qui est dangereux pour la santé humaine », déclare Ashagrie Zewdu.

Smoked fish
Le poisson fumé n’est pas à l’abri de cette fraude.
Crédit image: SDN/J. Chongwang.

Evidemment, aucun pêcheur et aucun marchand n’avoue s’adonner à l’usage de ces produits illicites, chacun disant en avoir simplement entendu parler comme tout le monde.

Serge-Claire Nkolo relate d’ailleurs une anecdote qui montre qu’il ne faut pas compter sur ces acteurs pour passer aux aveux : « Il y a quelques années, après une forte insistance de notre part, des pêcheurs d’un village ont enfin dénoncé celui qui, parmi eux, « bombarde la rivière ». L’intéressé a toujours nié les faits jusqu’au jour où au bout d’une filature, nous l’avons pris la main dans le sac. »

Et Clément Polewa de se montrer formel : « il est même arrivé que les services de contrôle mettent en évidence l’usage du formol jusque dans des poissonneries qui ont pignon sur rue dans nos villes ».

A l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), Markus Lipp. chef de l’unité de la sécurité sanitaire et de la qualité des aliments, fait savoir que le formaldéhyde est un composé chimique bien connu qui n’est pas considéré comme sûr pour une utilisation sur les aliments.

« L’utilisation du formol pour prolonger la durée de conservation de la viande et d’autres produits n’est nulle part légale à notre connaissance et est considérée comme une fraude alimentaire », martèle ce dernier.

Fruits et légumes

Markus Lipp fait ainsi la différence entre ces produits utilisés illégalement sur les aliments et ces autres produits chimiques autorisés, mais souvent utilisés de manière abusive et non contrôlée sur les fruits et légumes

Cette fraude consiste, pour les revendeurs, à asperger ces fruits de certains produits phytosanitaires qui accélèrent leur mûrissement ou qui leur donnent l’apparence de fruits bien mûrs.

Pineapple field
L’Ethrel s’applique normalement sur l’ananas suivant un dosage homologué
Crédit imag: SDN/J.Chongwang

Guy-Merlin Wakam, technicien supérieur d’agriculture dans la région de Douala au Cameroun, explique que cette pratique est une imitation de la culture de l’ananas qui se fait avec de l’éthéphon (encore appelé éthrel) ou de la gibbérelline, selon une utilisation et un dosage bien homologués.

« On utilise l’éthrel sur les ananas sur pied lorsqu’ils sont déjà mûrs, avant de les cueillir. L’objectif étant qu’ils prennent une teinte jaunâtre. Parce que certains clients, surtout à l’extérieur, pensent que l’ananas n’est pas mûr tant qu’il n’est pas jaune », explique-t-il.

Jean-Pierre Mba, chef du service de contrôle de la qualité à la représentation du ministère de l’Agriculture du Cameroun dans la région de Douala, confirme ce processus et ajoute que « les commerçants s’inspirent juste de ce procédé pour essayer de contrôler le mûrissement de la banane-plantain ou de la banane douce ».

Maturation naturelle

Concernant la banane spécialement, Markus Lipp indique que l’acide gibbérellique et d’autres gibbérellines se produisent naturellement dans les bananiers et contrôlent la maturation naturelle des fruits.

Toutefois, indique Jean-Pierre Mba, les commerçants ont souvent besoin d’utiliser les produits chimiques pour qu’un grand volume de fruits arrivent à maturité en même temps pour des besoins de commercialisation.

Sauf qu’en ce moment-là, le dosage du produit n’est pas toujours respecté. D’où le jaunissement au bout de quelques heures de la peau du fruit, sans qu’il y ait forcément un réel mûrissement.

En effet, en Afrique subsaharienne, il n’est pas rare qu’une ménagère témoigne avoir acheté un régime de banane-plantain présentant des doigts bien jaunes, pour constater que ceux-ci, à l’épluchure, puis à la cuisson, ne se comportent pas exactement comme du plantain bien mûr.

Blaise Ouattara, responsable de la sécurité sanitaire et de la qualité des aliments au bureau régional pour l’Afrique de la FAO, déclare que les additifs alimentaires remplissent de nombreuses fonctions dans les aliments et, dans de nombreux cas, aident à «assurer la sécurité de nos aliments ou à empêcher leur qualité de se dégrader au point de devenir inacceptable pour les consommateurs. »

Et Markus Lipp de renchérir en disant que « la Commission du Codex Alimentarius établit des normes internationales de sécurité sanitaire des aliments qui incluent des teneurs maximales pour les produits chimiques jugés sûrs pour leur utilisation prévue dans les denrées alimentaires et les aliments pour animaux ».

« Abus de la science »

Pour Ashagrie Zewdu, cela a donné lieu à un «abus de la science» par certains commerçants qui utilisent des doses excessives d’un produit chimique recommandé simplement parce que son utilisation a été approuvée.

Il révèle par exemple que le benzoate de sodium a été approuvé par l’Ethiopia Food and Drug Authority (EFDA) pour améliorer la durée de conservation de l’injera (un aliment de base en Éthiopie) de seulement trois jours à dix jours.

« Mais des personnes non professionnelles ajoutent elles-mêmes de façon illégale une énorme dose de ce produit chimique au détriment de la santé humaine », explique Ashagrie Zewdu. « Ils ne se soucient que de la durée de conservation prolongée et de leurs profits, et non de la sécurité et de la qualité de l’aliment ».

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La viande conservée avec du formol existe sur le marché.
Crédit image: SDN/G. Deudjui.

Comme pour l’usage du formol ou de la « gamaline », aucun commerçant ne confesse la mauvaise utilisation, encore moins l’usage de ces produits. Mais, la pratique paraît assez répandue. C’est ce qu’a constaté l’universitaire Raphaël Onguéné de l’Institut universitaire de technologie (IUT) de Douala et par ailleurs producteur de banane, d’ananas et de cacao dans la région de Yaoundé au Cameroun.

« Quand je me suis lancé dans l’agriculture, j’ai très rapidement constaté une surutilisation des produits phytosanitaires pour le mûrissement de l’ananas et de la banane-plantain », témoigne-t-il.

Dénonciation

Hilaire-Flavien Foumane, chef de la brigade de contrôle et de répression des fraudes à la représentation du ministère du Commerce à Douala, le confirme en se rappelant une anecdote qu’il a vécue à son précédent poste de travail dans la région de Yaoundé.

« Grâce à la dénonciation d’autres commerçants, nous avions démantelé un réseau de vendeurs de banane-plantain s’adonnant à cette pratique. Bizarrement, les producteurs qui les ravitaillent n’en savaient absolument rien », relate-t-il.

Ce dernier détail ne surprend pas Guy-Merlin Wakam qui décrit un scénario courant : « Ce sont surtout les revendeurs qui font ces pratiques. Un vendeur peut avoir reçu une commande de banane-plantain mûre à livrer dans deux ou trois jours. Il vient acheter la marchandise auprès d’un producteur et s’en va la traiter avec de l’éthrel ou de la gibbérelline à l’insu total du producteur, afin que le fruit soit mûr à temps ».

Plantain
Le jaunissement du plantain peut être l’effet de produits chimiques
Crédit Photo: SDN/G. Deudjui.

Quelles que soient les circonstances de leur mauvaise utilisation, ces produits ont des conséquences au plan sanitaire.

D’ailleurs, une étude publiée dans le Global journal of biology, agriculture and health sciences indique que le formol et certains produits chimiques utilisés pour prolonger la durée de conservation des fruits peuvent causer plusieurs problèmes de santé tels que des étourdissements, la faiblesse, des ulcères, des maladies cardiaques, des maladies de la peau, des insuffisances pulmonaires ou rénales.

« Ce qui m’a marquée, ce sont ces nombreuses intoxications alimentaires que nous avons déjà enregistrées et qui étaient dues à la consommation d’aliments qui avaient été traités avec ces produits », relève Gisèle Etame Loé, enseignante-chercheure et chef du département des sciences pharmaceutiques et spécialiste en contrôle qualité des médicaments et des aliments à la faculté de Médecine et des sciences pharmaceutiques (FMSP) de l’université de Douala.

Sécurité sanitaire

Cette dernière se souvient en particulier d’une situation vécue il y a quelques années : « deux personnes avaient trouvé la mort au sein d’une famille dont tous les membres avaient été hospitalisés après avoir mangé du poisson pêché à la « gamaline » dans un plat local appelé “mbongo tchobi” ».

Selon le plus récent et le premier rapport complet de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur la sécurité sanitaire des aliments, l’agence indique que les aliments dangereux sont responsables de 600 millions de cas de maladies d’origine alimentaire et de 420 000 décès dans le monde chaque année.

Le rapport intitulé « WHO estimates of the global burden of foodborne diseases »[1] indique que 30% des décès d’origine alimentaire surviennent chez des enfants de moins de 5 ans, l’Afrique subsaharienne et l’Asie du Sud-Est enregistrant le plus grand fardeau des maladies d’origine alimentaire.

Fresh fish
Un comptoir de vente de poissons au marché Youpwè à Douala.
Crédit image: SDN/J. Chongwang.

Car, souligne Gisèle Etame Loé, tous ces produits présentent un risque de toxicité aiguë ou chronique. De surcroît, dit-elle, que ce soit le formol, la « gamaline », l’éthrel et la gibbérelline, ces produits sont tous cancérigènes à partir d’une certaine dose.

« En plus, le formol entraîne des troubles respiratoires graves et des lésions viscérales sévères au niveau de l’estomac, de l’intestin et des reins. Quant à la gamaline, elle est neurotoxique et peut laisser des séquelles même s’il n’y a pas de décès », énumère Gisèle Etame Loé.

« L’éthrel pour sa part peut être très toxique et très corrosif pour les cavités buccales et le pharynx, avec des risques de perforation pour le tube digestif et l’estomac, voire des risques de cancer de l’estomac », conclut celle qui a été à l’origine de la création du laboratoire de chimie industrielle et pharmaceutique de l’Institut universitaire de technologie (IUT) de Douala.

Résidus de pesticides

Ce laboratoire effectue entre autres le contrôle des aliments pour voir s’ils contiennent des résidus de pesticides. Mais pour les consommateurs qui ne peuvent pas se permettre de telles analyses avant l’achat d’une marchandise, les acteurs n’ont que des astuces comme conseils.

« Quand vous allez chez un vendeur, vous trouvez un régime de banane ou de banane-plantain avec tous les doigts qui présentent un même niveau de mûrissement, il est fort probable que ce ne soit pas un mûrissement naturel », indique Clément Polewa.

Ce dernier rappelle que dans le cas d’un mûrissement naturel, les doigts d’un même régime de banane mûrissent souvent les uns après les autres, et jamais tous en même temps.

De son côté, Serge-Claire Nkolo appelle les consommateurs à aiguiser leur sens de l’observation : « Si on vous vend une viande sur laquelle aucune mouche n’essaie de venir se poser, c’est que ce n’est pas de la bonne viande. Car, lorsque la viande est exposée, les mouches doivent voltiger tout autour, à défaut de s’y poser. »

Au Kenya, le nombre croissant de rapports sur l’utilisation abusive d’additifs alimentaires et de produits chimiques pour conserver les aliments au cours des quatre dernières années a contraint les ministères de la Santé et de l’Agriculture à entamer des projets de création conjointe d’une autorité nationale de sécurité alimentaire avec des préoccupations croissantes concernant la sécurité alimentaire, en particulier les aliments vendus dans la rue.

L’autorité devrait s’attaquer aux problèmes de sécurité sanitaire des aliments en facilitant le maintien de l’ordre dans les industries alimentaires avec pour but essentiel de protéger la santé des consommateurs.

Contrôles aléatoires

Ashagrie Zewdu exhorte les autorités alimentaires à effectuer des contrôles aléatoires, en particulier sur les marchés informels, pour améliorer la qualité des aliments vendus.

Mais, il reconnaît que le contrôle de la qualité des aliments peut ne pas être une tâche facile. Car ces vendeurs sont dans l’informel, principalement dans les petites entreprises, certaines sans adresse physique et sans permis d’exploitation.

Outre cette inspection régulière des aliments vendus par les autorités, tous les spécialistes appellent à la vigilance et à une sensibilisation accrue des producteurs et des consommateurs de fruits et légumes, de la viande et du poisson.

Pour Guy-Merlin Wakam, la solution passe aussi par un encadrement et une réglementation de la vente des produits chimiques à usage contrôlé pour qu’ils ne soient plus accessibles à des personnes qui ne donnent pas la garantie de leur bonne utilisation.

Et Hilaire-Flavien Foumane de rappeler qu’un numéro vert a été mis en place au Cameroun pour dénoncer les cas de fraudes ou de soupçons de fraude alimentaires.

Références

[1] Estimation par l’OMS de la charge mondiale des maladies d’origine alimentaire