30/06/21

Regain d’espoir pour le projet d’inscription du lac Tchad au patrimoine mondial

1- Lac Tchad Sebastien 2018 avril (68)
Vue sur le lac Tchad. Crédit image: Sébastien Moriset.

Lecture rapide

  • Les voisins du Tchad inquiets de sa demande de suspendre l’inscription du lac Tchad au Patrimoine mondial
  • L’on espère que les nouvelles autorités arrivées récemment à la tête du pays vont relancer le processus
  • Tous les experts estiment que les conséquences de cet atermoiement pourraient être « catastrophiques »

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Les changements politiques survenus récemment au Tchad pourraient offrir une nouvelle chance au processus d’inscription du lac Tchad au patrimoine mondial de l’humanité de l’Organisation des nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO).

C’est du moins ce qu’espère l’universitaire Christophe Mbida Mindzie, chef du département « Arts et Archéologie » de l’université de Yaoundé I au Cameroun, après avoir été, jusqu’en 2020, l’un des acteurs de ce projet d’inscription en qualité de directeur du Patrimoine culturel au ministère de la Culture du Cameroun.

« Je pense que les changements politiques survenus au Tchad ces derniers temps peuvent permettre de revoir la posture du nouveau gouvernement si nous parvenons à lui démontrer la pertinence du projet de classement du site », dit-il.

Notamment en soulignant que ce site « présente des avantages durables sur les plans environnemental et économique par rapport à l’exploitation pétrolière qui ne profite qu’aux multinationales, ne réservant au pays que des miettes et la pollution », poursuit l’intéressé qui est l’une des personnes ressources pour ce projet.

“La suspension de ce processus serait catastrophique pour la conservation de la biodiversité, notamment la disparition de certaines espèces fauniques emblématiques telles que les oiseaux d’eau”

Hamissou Halilou Malam Garba, ministère de l’Environnement, Niger

En effet, sous le président Idriss Deby Itno, le pays, par le truchement de son ministère du Tourisme et de la culture, avait adressé en 2020 une correspondance à l’UNESCO pour demander la suspension de ce processus entrepris depuis 2018 conjointement avec le Cameroun, le Niger et le Nigeria.

La lettre en question affirme que le Tchad a signé des accords de partage de production avec certaines compagnies pétrolières sur des blocs qui affectent la zone proposée pour l’inscription. En conséquence, le pays demande à l’UNESCO de reporter le processus afin de permettre de redéfinir et de redessiner la carte pour éviter toute interférence à l’avenir.

Un responsable de la direction générale des Patrimoines au ministère de la Culture, du tourisme et de l’artisanat du Tchad confie à SciDev.Net que cette demande du Tchad résulte d’un vice qui a émaillé la procédure au niveau national.

« Si nous en sommes arrivés à écrire à l’UNESCO d’arrêter, c’est parce que la commission interministérielle qui avait siégé sur le dossier n’avait pas impliqué le ministère du pétrole dans l’étude du dossier », affirme cette source qui, au regard du contexte actuel, n’a pas souhaité révéler son identité.

« Et c’est quand le dossier est allé déjà loin que le ministre de l’Energie de l’époque avait interpelé le président Déby sur le sujet. C’est alors que nous nous sommes rétractés pour voir plus clair », ajoute cette même source.

Le lac Tchad en Afrique et les pays riverains. Source: Dossier de proposition d’inscription sur la liste du patrimoine mondial

Cette démarche unilatérale du Tchad consistant à demander la suspension du processus avait pris de court les autres parties prenantes impliquées dans ce projet.

Christophe Mbida Mindzie, l’a apprise « à travers une correspondance de l’UNESCO, en réponse à la demande du Tchad, dont les copies ont été envoyées aux délégations permanentes du Cameroun, du Niger et du Nigéria auprès de l’UNESCO ».

« J’ai été surpris de cette décision unilatérale à la suite d’un effort collectif qui avait atteint un stade avancé », regrette pour sa part Aliyu Abdu, ancien directeur du patrimoine au Nigeria, qui participa au processus pour le compte de ce pays.

Territoires administratifs sur lesquels s’inscrit le lac Tchad. Source : Dossier de proposition d’inscription sur la liste du patrimoine mondial

« Je pense que c’est un problème plutôt de communication et d’incompréhension qui a prévalu entre les différentes structures tchadiennes ayant en charge ce dossier d’inscription », croit comprendre pour sa part Hamissou Halilou Malam Garba, directeur adjoint de la faune, de la chasse, des parcs et réserves au ministère de l’Environnement, de la salubrité urbaine et du développement durable au Niger.

Ce dernier estime d’ailleurs que le Tchad a plutôt opté pour la transparence en demandant la redéfinition des limites du bien à inscrire…Pour autant, les partenaires du Tchad ne cachent plus leurs inquiétudes, aussi bien au regard de l’exploration pétrolière que ce pays voudrait désormais réaliser dans la zone que pour le sort même du processus d’inscription.

Ces derniers estiment pour la plupart que le statut de bien inscrit sur la liste du Patrimoine mondial est incompatible avec toute activité qui ne favorise pas la conservation, à l’instar de l’exploitation des ressources naturelles comme l’exploitation pétrolière qui est une activité polluante.

« Le lac Tchad est un écosystème fragile qui, pour l’instant, réussit à maintenir un équilibre entre la biodiversité, les ressources et les formes d’exploitations traditionnelles, composées de communautés de pêcheurs, d’éleveurs, d’agriculteurs sédentaires, dans une parfaite harmonie », explique Christophe Mbida Mindzie.

Délimitation de la zone proposée pour l’inscription. Source: Dossier de proposition d’inscription sur la liste du patrimoine mondial.

« L’exploitation pétrolière risque d’entraîner des bouleversements dont personne, pour l’instant, ne peut définir avec exactitude quelle sera l’ampleur des conséquences, non seulement pour le Tchad, mais pour l’ensemble des pays de ce bassin », redoute l’universitaire.

Aliyu Abdu se veut un peu plus nuancé. Pour l’actuel président d’ICOMOS[1] au Nigeria, « les activités industrielles extractives peuvent être incompatibles avec la gestion durable du patrimoine mondial ; mais des discussions d’experts peuvent être ouvertes pour explorer des stratégies douces pour le développement économique de la région ».

Il se justifie en disant que le Tchad n’est peut-être pas le seul pays à avoir de tels désirs et en soulignant qu’une approche à plusieurs niveaux devrait être plus globale et holistique afin de relever les défis auxquels l’écosystème tchadien est confronté.

Mais, c’est le sort même de l’ensemble du projet qui cristallise toutes les appréhensions des autres parties impliquées dans ce processus. Notamment parce que la démarche du gouvernement tchadien n’est finalement pas le seul obstacle au processus.

Un aperçu du lac Tchad. Source : Dossier de proposition d’inscription sur la liste du patrimoine mondial

En effet, Roni Amelan du service de presse de l’UNESCO confie à SciDev.Net que « l’ICOMOS et l’UICN[2], deux organes consultatifs du Comité du patrimoine mondial, n’ont pas été en mesure d’effectuer une mission d’évaluation sur le site pour des raisons de sécurité. »

« En l’absence de leur évaluation, il ne sera pas possible de discuter de la proposition d’inscription du site cette année », confie ce dernier. Une information confirmée par ces deux organisations que SciDev.Net a contactées.

Dans un tel contexte, l’initiative de la partie tchadienne apparaît aux yeux des intervenants comme une menace de plus pour l’avenir de ce projet.

D’autant plus que, comme le relève Christophe Mbida Mindzie, « il s’agit d’une première dans les registres de l’UNESCO. Car les orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention de 1972, concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel ne prévoient pas la suspension du processus d’inscription du bien proposé avant qu’il ne soit étudié ».

Pour ce dernier, « cette suspension signifierait que nos Etats ne respectent pas les organes qu’ils ont eux-mêmes librement mis en place à l’exemple de la Commission du Bassin du Lac Tchad (CBLT), et qu’ils ne respectent pas non plus des engagements internationaux pris auprès des partenaires comme l’UNESCO ».

Des embarcations sur le lac Tchad. Source : Dossier de proposition d’inscription sur la liste du patrimoine mondial.

Car, pour répondre à la crise sécuritaire, humanitaire et écologique du lac Tchad qui a perdu 95% de son étendue entre 1960 et 1985, les pays membres de la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT) et l’UNESCO avaient signé en 2017 un accord de partenariat pour mettre en œuvre le projet BIOPALT (BIOsphère et PAtrimoines du lac Tchad).

Celui-ci consiste à y appliquer le modèle des réserves de la biosphère transfrontières et des sites du Patrimoine mondial afin de promouvoir la paix dans le bassin du lac Tchad par la gestion durable de ses ressources naturelles ; d’où le lancement en 2018 du processus de son inscription au Patrimoine mondial.

Les objectifs de ces institutions et de ces partenariats sont entre autres la protection de la diversité culturelle et biologique de cette région, qui se présente comme l’expression de l’exception africaine face à la globalisation.

Source : Dossier de proposition d’inscription sur la liste du patrimoine mondial.

Christophe Mbida Mindzie ajoute que « le statut ou le label patrimoine mondial lierait davantage le destin de ces nations et de ces peuples et renforcerait la coopération et l’intégration sous-régionale en faveur de la promotion de la paix. »

En outre, selon cet expert, le site bénéficiera davantage d’attention de la communauté internationale et pourrait obtenir plus facilement et plus rapidement des financements pour réaliser des projets aussi bien de conservation du site que de développement des communautés.

« La désignation du patrimoine mondial est également susceptible de stimuler les activités touristiques avec des conséquences positives sur l’économie locale », martèle l’universitaire.

Dès lors, compromettre le projet reviendrait à laisser s’accentuer les menaces et les pressions qui pèsent déjà sur cet écosystème, avec des conséquences qui peuvent être « catastrophiques » pour les 45 millions d’âmes qui y vivent.« Pour le Niger et la sous-région, la suspension de ce processus serait catastrophique pour la conservation de la biodiversité, notamment la disparition de certaines espèces fauniques emblématiques telles que les oiseaux d’eau », redoute Hamissou Halilou Malam Garba.

Ce dernier redoute également la disparition des reptiles (Crocodiles) et des mammifères comme les hippopotames qui ont déjà quitté la partie nigérienne du lac à cause du retrait de l’eau.

On craint aussi la raréfaction voire la disparition de certaines espèces de poissons qui n’existent nulle part au monde que dans le lac Tchad, sans oublier la perte des ressources hydrologiques avec l’assèchement du lac Tchad.

La pêche est l’une des principales activités des riverains du lac. Crédit: Sébastien Moriset.

Hamissou Halilou Malam Garba s’inquiète aussi pour la richesse culturelle de la région qui pourrait disparaître. « Le lac Tchad est un carrefour culturel et de civilisations constituées de groupes ethnolinguistiques riches et diversifiés qui ont évolué depuis des millénaires dans la zone (…) pour développer la “civilisation de la terre cuite” », dit-il.

« Des pratiques agricoles qui se sont développées dans la zone et l’élevage basé sur la race de la vache Kouri, espèce endémique, s’estomperont », conclut l’intéressé.

Aliyu Abdu, de son côté, préfère s’attarder sur la portée symbolique de ce projet. Pour lui, le rétropédalage tchadien est susceptible de démoraliser les autres partenaires, dont le Nigeria, de cette « noble entreprise collective ».

« Il peut également y avoir un sentiment de perte d’une bonne occasion de présenter un site transfrontalier aussi vaste comprenant quatre pays pour l’enrôlement. Cela aurait pu être la candidature la plus inclusive d’Afrique impliquant ce nombre de pays », soutient-il.

La vache de race Kuri, une particularité du paysage du lac Tchad, ici sur l’île de Kaya au Tchad. Source : Dossier de proposition d’inscription sur la liste du patrimoine mondial.

Aussi les autres pays impliqués dans cette démarche réfléchissent-ils aux solutions potentielles à même de les aider à résoudre cette difficulté à laquelle ils se retrouvent confrontés.

« Après analyse de cette décision des autorités tchadiennes, le Niger par le biais du ministère de la Renaissance culturelle et de la modernisation sociale a envoyé une correspondance à son homologue du Tchad pour une clarification de la question. Le sujet est en discussion au niveau de leur instance de concertation pour trouver des compromis à la situation », confie Hamissou Halilou Malam Garba.

Christophe Mbida Mindzie pense pour sa part que des leviers diplomatiques devraient être actionnés à un très haut niveau auprès du Tchad. Car, explique-t-il, il s’agit dans le cadre de ce dossier de se conformer aux engagements de sauvegarde de ce bien partagé depuis des millénaires pris par les quatre Etats, ce qui a abouti à la création en 1964 de la CBLT.

« En ce moment le dossier est assez sensible, car il s’agit de trouver la compatibilité entre une volonté souveraine affichée par un Etat d’exploiter ses ressources pétrolières dans une zone frontalière où le même Etat a pris d’autres engagements avec ses voisins. Surtout que l’exploitation va générer des pollutions. Il me paraît utile d’user de beaucoup de tact et de diplomatie pour accompagner le Tchad dans la démarche de revoir techniquement le dossier », analyse le chercheur.

Une riveraine du lac Tchad. Crédit: Sébastien Moriset.

Les Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du Patrimoine mondial, ouvrent en effet la possibilité pour un Etat de modifier une proposition d’inscription dans le délai prévu par le calendrier de la procédure de proposition d’inscription.

Dans ces circonstances, « le Nigeria devrait être prêt à retourner à la planche à dessin avec des experts des autres pays et à voir comment le projet peut être reconfiguré. Le Tchad peut également être réengagé dans une nouvelle discussion ouverte pour comprendre leurs intérêts et leurs craintes et les situer par rapport à d’autres intérêts plus larges », suggère Aliyu Abdu.

A l’UNESCO, on rassure : « Cela provoque un retard, mais le processus de nomination n’a pas été abandonné », indique Roni Amelan à SciDev.Net.

En effet, « aux dernières nouvelles, il a été décidé de laisser le dossier d’inscription suivre son cours normal jusqu’aux avis du conseil consultatif et la décision du comité du patrimoine mondial », confie Hamissou Halilou Malam Garba.

C’est peut-être pour cela que le dernier sommet des chefs d’Etats et de gouvernements de la CBLT tenu le 25 mai 2021 à Abuja au Nigéria n’a pas abordé la question du rétropédalage tchadien.

Une situation qui a déçu Christophe Mbida Mindzié qui s’attendait « à ce que la délégation camerounaise ou une autre soulève la question, ne serait-ce que pour un débat »…

A présent, tous les regards sont tournés vers le troisième forum des gouverneurs de la CBLT se tiendra du 4 au 5 octobre 2021 à Yaoundé.

Références

[1] International Council on Monuments and Sites (Conseil international des monuments et des sites)

[2] International Union for Conservation of Nature (Union internationale pour la conservation de la nature)