05/11/17

Q&R : Les sources de financement de la recherche existent

Laurent Vidal
Crédit image: SDN/AKF

Lecture rapide

  • Les ressources intellectuelles existent pour une recherche de qualité en Afrique
  • Les chercheurs ont besoin d'un meilleur encadrement pour lever des fonds
  • L'IRD apporte son soutien en la matière, sans arrière-pensées néo-colonialistes

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L'Institut de Recherche pour le Développement (IRD), a organisé ce 2 novembre à Dakar, une matinée des acteurs du développement durable, dans le but de renforcer le dialogue entre chercheurs et acteurs du développement, notamment les ONG, les organisations du système des Nations unies et l'ensemble des parties prenantes au bien-être de la population.
 
Bras armé de la coopération scientifique française en Afrique, l'IRD opère au Sénégal depuis 1949. Il est le premier partenaire du pays, en termes de publications scientifiques (20% de l'ensemble des publications) et a noué divers partenariats avec les institutions de recherche locales.
 
Dans cet entretien, Laurent Vidal, représentant de l'IRD au Sénégal, évoque, entre autres, le rôle de l'organisation dans le soutien à la recherche scientifique, les problèmes de financement de la recherche, ainsi que la perception par le public d'une démarche de recolonisation par la science, inhérente à l'histoire de l'organisation, anciennement connue sous le nom d'Orstom (Office de Recherche scientifique et technique d'Outre-mer).

Laurent Vidal, quel sens convient-il de donner à l'organisation d'une matinée des acteurs du développement durable ?

 
L'IRD est un organisme public de recherche opérant au Sénégal depuis plusieurs dizaines d'années. Il est relativement connu du milieu académique, mais peut-être pas forcément beaucoup en dehors de ce milieu.

D'où l'idée d'inviter un certain nombre de personnes actives dans le domaine du développement, qu'il s'agisse d'ONG, des acteurs de la coopération bilatérale, des ONG internationales, ou des fonctionnaires du système des Nations unies, pour leur expliquer ce sur quoi on travaille et comment on peut faire pour aller plus loin et avoir un impact sur la société et le bien-être des populations, au sens large.

Nous sommes pratiquement au terme d’une nouvelle année d’activités pour l’IRD, ponctuée par une présence de tous les jours dans l’univers de la recherche pour le développement. Quel bilan faites-vous de cette année ?

A l'IRD, l'année 2017, comme toutes les années, a été remplie par des manifestations scientifiques, la participation à des colloques, le montage de grands projets et des réflexions sur notre place au Sénégal, sachant que c'est la plus grande représentation de l'IRD en Afrique et que nous couvrons beaucoup de thématiques.
 

On va peut-être commencer par l’actualité brûlante au Sénégal. Une épidémie de dengue est apparue dans le Nord du pays. L’IRD intervient-il sur ce front ?

 
Pas directement. C'est un point qu'on a évoqué ce matin et je viens de dire que nous travaillons sur beaucoup de sujets, mais nous ne travaillons pas – et peut-être que nous ne pouvons pas travailler – sur tous les sujets. Il y a donc tout un travail à faire sur quelles priorités donner à la politique scientifique de l'IRD au Sénégal et ces priorités doivent être définies conjointement avec les partenaires sénégalais et les institutions de recherche.

“Une décision politique qui n'est pas fondée sur des évidences scientifiques, des faits avérés, est problématique, pour ne pas dire dangereuse.”

Laurent Vidal

Ensuite, par rapport à des situations d'urgence sanitaire, c'est vrai qu'on ne travaille pas sur cette question, mais par contre, on a été associé à la réponse de l'Etat du Sénégal à l'épidémie d'Ebola, par exemple, en participant aux cellules d'urgence, à leur élaboration et à leur continuité.
D'une certaine façon, nous avons les chercheurs et les outils pour pouvoir répondre à ce type de demandes. Sachant que l'IRD n'est pas l'Organisation Mondiale de la Santé, il ne peut donc pas s'emparer de la question de l'urgence sanitaire. Cela doit se faire en collaboration avec la communauté scientifique sénégalaise intéressée par des études avec des collègues de l'IRD sur l'émergence et la réponse à cette épidémie.
 

Vous opérez au Sénégal, qui est un pays à revenu intermédiaire, où les ressources sont très rares. Quelles sont les difficultés qu'il y a à assurer le fonctionnement d'un organisme de recherche aussi important que l'IRD dans un tel contexte ?

 
D'abord sur un plan très concret, nous sommes un organisme public français qui fonctionne grâce à la dotation de notre siège à Marseille, donc de la puissance publique française, sous la double étiquette du ministère français de l'Enseignement Supérieur, mais aussi du ministère des Affaires étrangères. Après, on travaille dans un écosystème qui a certes des difficultés d'un point de vue financier, mais qui est quand même dynamique au Sénégal.

Il y a une élite scientifique, intellectuelle qui est présente dans les appels d'offres internationaux et publie, notamment avec l'IRD.
 
Ensuite, ce que nous essayons de faire, c'est de monter des projets avec des collègues sénégalais pour ce qui concerne les appels d'offres internationaux.
 
On a des recherches financées par le guichet First [1], du ministère de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche, mais aussi des appels d'offres internationaux, soit français, soit européens, soit plus largement internationaux.
 
Donc j'aimerais dire que les sources de financement existent, qu'on travaille ou pas – mais encore plus quand on travaille – au Sénégal, parce que la communauté scientifique est là. C'est vrai qu'on aide à sa structuration, à son organisation, mais globalement, il y a de très grosses compétences dans beaucoup de domaines. Le problème majeur, c'est de monter des projets pour aller à des appels d'offres internationaux. Il s'agit d'un défi, mais en tous cas, c'est notre objectif.
 

Le problème, si vous voulez, c'est que nous travaillons énormément avec un certain nombre d'institutions de recherche de la place et de la sous-région et le message que nous entendons généralement des chercheurs que nous rencontrons, c'est qu'il n'y a pas d'argent pour faire de la recherche en Afrique. Quels conseils auriez-vous à leur donner ?

 
Je pense qu'il y a de l'argent pour faire de la recherche en Afrique. Peut-être qu'on n'est pas suffisamment outillés pour pouvoir être aussi performants que certaines nations européennes, à certains guichets internationaux.

Ceci étant, il y a un projet en cours, porté par les autorités dans un certain nombre de pays africains, les académies nationales des sciences, les ministères de la Recherche et de l'Enseignement Supérieur, qui vise à essayer de doter l'Afrique de l'équivalent du Conseil Européen de la Recherche [2], donc d'un mécanisme de financement de la recherche, mais qui s'appellerait African Research Council. Nous appuyons cette démarche.

“Il faut être dans une disposition d'esprit qui consiste à penser qu'on ne se rabaisse pas en discutant avec le politique et montrer par l'exemple comment on peut y arriver.”

Laurent Vidal

L'idée n'est pas de dire aux équipes africaines : "Vous n'allez pas candidater en Europe." Si, vous allez pouvoir candidater au guichet européen, mais en plus, vous aurez un guichet au niveau continental qui permettra de faire émerger des chercheurs et des équipes d'excellence.

Vous voyez, c'est le côté "excellence" qui va être déterminant. Donc, les sources de financement existent. Après, c'est compétitif.
 
Encore une fois, ce n'est pas une question de ressources intellectuelles, parce qu'elles sont là au Sénégal, comme dans tous les pays, comme en France. Pas plus, pas moins. C'est un problème d'appui au montage de ces projets.

Ces projets sont complexes à monter et nous, les scientifiques, on n'est pas forcément outillés pour le faire. On a donc besoin de bureaux et d'appuis pour nous aider à les monter.

Lors de la dernière Conférence mondiale des journalistes scientifiques à San Francisco, un atelier a été consacré à la colonisation de l’initiative scientifique [3] dans les pays du Sud. Que répondez-vous à ceux qui estiment que les projets de recherche scientifique ont un agenda caché ?
 
Moi je suis très tranquille par rapport à ça, d'autant plus que notre institut est issu de la colonisation. Nous ne faisons pas comme si cette question n'existait pas. Il faut être lucide par rapport à cela. Nous avons été créés en 1947 et que je sache, quand on est arrivés au Sénégal en 1949, c'était un régime colonial. Et on s'appelait l'ORSTOM [Office de la recherche scientifique et technique outre-mer, NDLR]. On est d'autant plus tranquilles pour parler de ça qu'on a naturellement évolué. D'abord on s'appelle l'IRD depuis une vingtaine d'années. Mais il ne s'agit pas seulement d'un changement de nom. On a changé de pratiques. C'est vrai qu'on est dans l'appui, on n'est pas dans la substitution. Avant, c'était une logique de substitution – en gros, les chercheurs français vont agir et faire à la place des chercheurs sénégalais, parce que les chercheurs sénégalais ne sont pas capables de le faire. Non.

Les chercheurs sénégalais, comme je l'ai dit, sont capables de le faire. Nous venons dans l'appui, dans la complémentarité, d'où cette philosophie du partenariat, qui n'est pas un vain mot à l'IRD. Je dirai que peut-être par rapport à d'autres établissements français ou européens qui fonctionnent en mission, nous avons des outils, des laboratoires, qui sont installés et financés pour plusieurs années et des chercheurs qui sont là pour plusieurs années et qui donc sont aux côtés de leurs collègues sénégalais, pour monter des choses ensemble.
Donc, oui, nous sommes un organisme issu de la période coloniale, mais on regarde cela très tranquillement, parce qu'on sait qu'on a évolué par rapport à ça.
 

Il n'y a donc pas d'arrière-pensées…

 
Non, il n'y en a pas. On est très attentif par exemple à un indicateur qui est celui des co-publications, c'est-à-dire sur cent publications d'un chercheur de l'IRD, combien en fait-il avec un collègue du Sud ? Par ailleurs, l'IRD est le premier co-publiant avec les chercheurs sénégalais. C'est-à-dire que sur 100 publications d'un chercheur sénégalais avec un chercheur étranger, près de vingt le sont avec un chercheur de l'IRD. Donc c'est plus qu'avec les Américains, par exemple.
 
Quelque part, la recherche sénégalaise est l'interlocuteur premier des chercheurs français en Afrique de l'Ouest et réciproquement, les chercheurs français sont les premiers interlocuteurs des chercheurs sénégalais. On travaille ensemble, on publie ensemble.

Après, juste une chose, pour ne pas être angélique : on sait qu'on a des conditions de travail, de sécurité financière et en termes de carrière, ce que n'ont pas forcément nos autres collègues.
 
Un certain nombre ont des statuts, d'autres pas. Les statuts qu'ils ont, sont peut-être moins avantageux que ceux des chercheurs de l'IRD. Cela, nous le savons très bien et là-dessus, avec les chercheurs sénégalais, il n'y a pas d'ambiguïté, parce qu'on essaie de dépasser cela et de travailler de chercheur à chercheur et d'intellectuel à intellectuel, pour aller dans le même sens.
 

Une toute dernière question qui touche à la gouvernance de la science en Afrique. On sait qu'il est très difficile d'expliquer l'intérêt de consacrer des ressources à la recherche scientifique à certains dirigeants africains. Si vous aviez un mot à leur passer, quel serait-il ?

 
D'abord, que je pense qu'une décision politique qui n'est pas fondée sur des évidences scientifiques, des faits avérés, est problématique, pour ne pas dire dangereuse. Il faut dépasser les impressions qu'on peut avoir en tant que citoyen. Il peut s'agir de colère, d'idéologie, mais ce ne sont jamais de bonnes conseillères pour des politiques de long terme. Donc, faîtes appel aux chercheurs. Je dis aussi à mes collègues chercheurs : "Jouez le jeu de la commande du politique qui vous demande de l'éclairer." Je pense que les autorités seront d'autant plus convaincues de l'utilité de la recherche que la recherche l'aura elle-même démontré. C'est aux chercheurs de faire l'effort de montrer l'impact que la recherche peut avoir. Au-delà de faire de bonnes publications dans de belles revues, c'est pourquoi on est aussi payé.

Il faut donc mettre en avant nos success stories. Toutes les recherches ne débouchent pas sur des success stories, en termes d'impact, mais il y en a un certain nombre qu'il faut mettre en avant et surtout essayer de comprendre, lorsque nos recherches ont eu un impact, ce qui a permis d'avoir cet impact. Il n'est pas seulement question d'avoir une belle publication, puisque normalement toutes les recherches débouchent sur des publications.

Il y a une mécanique dans le dialogue avec les décideurs qui a fait que le décideur a décidé de s'approprier la question et d'en faire sa politique publique, en termes de traitement, en termes de promotion des moustiquaires imprégnées, etc., pour lesquelles il y a de la recherche et notamment c'est l'IRD qui est à la base de tout ça. C'est cela, je pense, qu'il faut pouvoir démontrer aux acteurs politiques. Il faut être dans une disposition d'esprit qui consiste à penser qu'on ne se rabaisse pas en discutant avec le politique et montrer par l'exemple comment on peut y arriver.
 

Quels sont les grands chantiers de l'IRD pour le compte de l'année 2018 ?

 
D'abord, on va mettre en place, en termes de guidage de la stratégie, ce qu'on appelle un comité de pilotage stratégique et scientifique auprès du Représentant, qui va être doublement paritaire (Français/Sénégalais, Hommes/femmes) pour faire remonter auprès de nos équipes en France les priorités scientifiques de la communauté de recherche au Sénégal.
 
Ensuite, on est à disposition et en appui du ministère de l'Enseignement Supérieur, de la Recherche scientifique et de l'Innovation, pour la définition de sa politique de recherche pour le développement ; enfin, nous allons multiplier nos actions en matière de culture scientifique, justement pour sortir de nos laboratoires, aller dans des arènes de débats, sur des sujets importants, que ça soit les transformations des sociétés, avec toutes les questions démographiques, migratoires, mais plus globalement, les transformations climatiques. Donc des sujets massifs de développement pour lesquels on pense qu'on a besoin de l'éclairage des scientifiques. Mais c'est à nous aussi de faire cet effort de sortir de notre domaine de compétence initial.

Références

[1] Fonds d'Impulsion de la Recherche Scientifique et Technique
[2] European Research Council
[3] La science dans les PVD a-t-elle des dessous colonialistes ?