10/02/11

Questions-Réponses : Calestous Juma parle de l’innovation africaine

Calestous Juma Crédit image: Harvard University

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Le professeur Calestous Juma, spécialiste de la mondialisation à Harvard s’entretient avec SciDev.Net sur les stratégies susceptibles de donner de l’effet aux nombreuses innovations africaines.

Calestous Juma, directeur du Projet science, technologies et mondialisation à l’Ecole d’administration publique Kennedy de l’Université Harvard, a attiré beaucoup d’attention avec son dernier ouvrage intitulé The New Harvest : Innovation agricole en Afrique (La nouvelle moisson : l’innovation agricole en Afrique), qui présente sa vision d’une Afrique auto-suffisante en alimentation d’ici 2050.

Ce livre affiche le même optimisme qu’un autre de ses ouvrages paru en 2005 sur le rôle de la science dans la poursuite des Objectifs du Millénaire pour le Développement. Dans les deux essais, Juma soutient qu’un savant mélange fait de connaissances actuelles et d’innovation pourrait sortir l’Afrique de la pauvreté et de la faim.

Le Réseau Sciences et Développement (SciDev.Net) s’est entretenu avec lui pendant son dernier séjour à Londres dans le cadre de la promotion de son livre.

Pourquoi êtes-vous si optimiste pour l’innovation africaine ?

J’ai travaillé avec des confrères de l’Université de Toronto au Canada sur un autre projet qui s’intéressait aux technologies médicales. Ils ont pu identifier 25 innovations médicales très prometteuses conçues en Afrique mais non commercialisées, notamment des traitements du paludisme et d’autres maladies, principalement des extraits de plantes locales.

Nous assistons ainsi à l’émergence d’innovations dans le domaine médical, un domaine assez complexe et nécessitant de gros investissements.

Nous avons assisté, de façon inattendue, à des innovations dans le secteur agricole et à une évolution vraiment intéressante dans le domaine des télécommunications, y compris l’émergence de nouveaux secteurs d’activités comme le transfert d’argent par téléphone mobile.

C’est là une innovation africaine en réponse aux mauvaises performances du système bancaire. Par le passé, nous avons connu des innovations dans l’utilisation de la terre, surtout dans le domaine de la conservation des sols.

Ainsi, si vous regardez dans différents secteurs, vous verrez des progrès significatifs. Ce qui manque à mon avis, c’est une reconnaissance claire de la part de nos dirigeants quant à la nécessité de réformes institutionnelles majeures pour promouvoir la diffusion des nouvelles technologies à travers le tissu économique.

Qu’est-ce qui freine donc toutes ces innovations africaines ?

L’idéologie est l’une des raisons principales. L’hypothèse générale, fondée principalement sur certaines théories économiques, veut que si le marché fonctionne bien les innovations vont émerger d’elles-mêmes, sans nécessiter l’appui de l’Etat. C’est ainsi que l’accent a jusqu’à présent été mis sur la libéralisation des systèmes économiques et des marchés dans l’espoir que les innovations émergeraient toutes seules.

Mais nous savons qu’en réalité, les innovations n’émergent pas aussi simplement, elles sont le résultat de systèmes public et privé de soutien nécessaires pour les faire sortir des laboratoires pour atteindre le marché. Il s’agit, entre autres, d’institutions comme les sociétés de capital-risque, les agences de développement technologique dont le rôle consiste à améliorer les technologies, ainsi que les institutions qui garantissent la sécurité de ces innovations.

Woman holding mobile phone by Flickr/kiwanja

Juma estime qu’il se produit une évolution vraiment intéressante dans le domaine des télécommunications

Flickr/kiwanja

Ainsi, dans les domaines de l’alimentation et des médicaments, les institutions chargées de garantir la confiance des consommateurs sont essentielles dans la mise sur le marché de nouveaux produits.

Parmi ces institutions, plusieurs n’existent pas en Afrique parce que le continent utilise principalement des technologies importées du reste du monde.

Et ce sont précisément ces institutions qui font défaut : ce n’est pas l’absence de créativité de la part des Africains.

Qui doit mettre en place ces institutions ?

Les gouvernements africains doivent le faire eux-mêmes en légiférant. Ainsi, après l’obtention de mon PhD, je suis rentré au Kenya où j’ai contribué à la création d’un bureau national de la propriété intellectuelle. L’objectif était de promouvoir une culture de créativité pour permettre aux jeunes de voir ce qui a été breveté et de s’en inspirer pour le développement de leurs propres idées.

Mais je n’y serais pas arrivé si le gouvernement n’avait pas eu la volonté de faire siennes ces idées et de les traduire en législation. C’est ainsi que le bureau des brevets a été créé par le gouvernement.

Les coûts de la mise en place de ces institutions ne sont pas très élevés. L’essentiel des dépenses consistent en la construction de nouveaux bâtiments.

Au Rwanda, par exemple, le gouvernement a créé l’Institut des sciences et technologies de Kigali en transformant simplement une caserne militaire en institution de formation. L’Université nationale de Namibie utilise les anciennes installations militaires sud-africaines. La nouvelle Université Multimédia du Kenya s’est installée dans les anciens locaux de l’agence nationale de formation des régulateurs du secteur des télécommunications.

Les coûts de création de nouvelles entreprises de technologie n’est pas si prohibitif. Prenons l’exemple de Hehe, une start-up rwandaise qui apporte des solutions mobiles aux entreprises, aux organisations et aux particuliers. La création de cette entreprise n’a coûté que US$ 30.000, dont une grande partie a servi à la location du serveur. Cette petite entreprise créée par de jeunes diplômés sera une grande source d’inspiration pour d’autres qui réfléchissent à la création de nouvelles technologies. En plus de la créativité locale, la collaboration avec des universités étrangères comme le MIT (Massachusetts Institute of Technology) a été l’autre intrant majeur.

D’autres institutions sont en cours de création et des choses intéressantes se font sur le continent comme ces universités spécialisées dans les télécommunications connectées au secteur de la production et intégrées aux ministères des télécommunications.

Elles fonctionnent quasiment comme des agences de promotion des technologies, elles font leurs propres recherches et entretiennent également des liens avec les opérateurs de télécoms, ce qui leur offre la possibilité de commercialiser un produit qu’elles ont développé. L’Egypte, le Ghana et le Kenya disposent de telles universités et la Tanzanie et le Nigéria réfléchissent également à en créer.   

Sign for Kigali Institute of Science and Technology

Le gouvernement rwandais a transformé une caserne militaire pour créer l’Institut des sciences et technologies de Kigali

Flickr/jon gos

Nous commençons ainsi à voir émerger ces modèles purement africains : des universités intégrées à des ministères ; combinant recherche, commercialisation et formation sous une seule entité. Le problème est de trouver une stratégie d’extension de ces modèles à d’autres secteurs comme l’agriculture et la santé.

L’Afrique dispose-t-elle d’assez d’expertise pour la mise en place de telles institutions de qualité ?

Quand nous avons créé un bureau des brevets au Kenya, il y avait peu d’avocats spécialistes de la propriété intellectuelle dans ce pays. Aujourd’hui, le Kenya est un vivier d’avocats spécialistes en la matière dans lequel puisent d’autres pays ainsi que les organisations internationales. Vous ne pouvez former des gens que si vous avez dans un premier temps mis en place une institution qui envoie un signal à la communauté sur l’importance de ces secteurs, et vous verrez ensuite les gens se former dans ces domaines.

Le sort du Nicosan, un traitement nigérian contre la drépanocytose a été la preuve qu’un médicament peut encore échouer même après avoir été mis au point.

Voilà un très bon exemple d’absence d’institutions complémentaires nécessaires à la mise des produits sur le marché. Quand le Nigéria a mis au point ce médicament, le capital-risque nécessaire pour sa commercialisation, sa fabrication et sa distribution n’a pas été identifié. C’est un bon exemple d’échec en aval des systèmes.

L’enseignement supérieur africain doit-il faire sa révolution si elle veut promouvoir l’innovation ?

Les trois universités de télécommunications constituent un bon indicateur de ce qui pourrait être fait. D’autres ministères techniques devraient également se doter de telles universités. Au Kenya, les ministères de l’énergie et des routes réfléchissent à la mise en place de telles institutions.

Les diplômés de ces universités seraient ainsi exposés à des activités pratiques et travailleraient, à leur sortie, sur des questions pratiques, le lien avec le secteur public et le secteur privé leur garantirait quasiment un emploi.

Les universités traditionnelles ne bénéficient pas de toutes ces connections, les étudiants ne font même pas de stages pratiques. Ainsi, les diplômés en agronomie sont peu exposés à la pratique alors que le secteur agricole pourrait également en profiter.

L’Inde a constaté que son système universitaire est trop rigide pour permettre des réformes, et elle a de ce fait élaboré un projet de loi pour la création des ‘universités pour l’innovation’. Il s’agit là d’une initiative menée sous la supervision d’un nouveau Conseil national de l’innovation qui assiste le Premier ministre. C’est un modèle dont les pays africains devraient s’inspirer parce que la réforme des universités existantes est beaucoup plus difficile que la création de nouvelles universités.

Dans un premier temps, il faut pourtant une nouvelle législation, avec des structures d’incitation qui lui soient propre [qui encouragent l’innovation et la transmission des savoirs], sinon même les nouvelles universités vont simplement se conformer à l’ancienne législation.

Malian farmer

Juma annonce que dans son nouvel ouvrage il va explorer le potentiel des technologies vertes dans des domaines comme l’agriculture

Flickr/Peter Casier

Existe-t-il un risque à promouvoir l’innovation lorsque les normes élémentaires et les infrastructures ne sont pas en place ?

L’innovation est essentielle à la satisfaction des besoins essentiels, et la construction des infrastructures est cruciale pour l’innovation. Ces institutions n’ont pas été actualisées parce que nous n’avons pas accordé suffisamment d’attention à l’importance de l’innovation. L’une des premières inventions africaines remonte aux années 80 quand un scientifique zimbabwéen a mis au point un kit de diagnostic génétique des salmonelles. A cause de l’absence d’institutions d’appui, il n’a pas pu le commercialiser, alors le potentiel de répondre à une demande mondiale était là.

De tels exemples d’absence de capacités de détection des maladies émergentes plaident davantage en faveur de l’augmentation des investissements dans l’innovation et non le contraire.

Quels sont les autres écueils à l’innovation africaine ?

Le statut quo. Le statut quo juridique. Les structures gouvernementales existantes qui se focalisent sur les attributions des ministères ne sont pas propices à l’innovation. Leur réforme est également lente en raison des intérêts particuliers.

Ainsi, la séparation entre la recherche et l’enseignement est un obstacle majeur à la recherche en Afrique. Dans de nombreux pays africains, la recherche est menée au sein d’instituts nationaux de recherche par des chercheurs qui n’enseignent pas, les savoirs ne sont donc pas transmis. Ensuite, nous avons les universités qui enseignent sans faire de la recherche, et par conséquent, n’utilisent pas les nouvelles connaissances. Les deux dépérissent avec le temps.

Cette séparation est en réalité prévue par les lois de ces pays, et le plus grand défi réside dans la réforme de ces lois. Les ministres considèrent que leur rôle est d’appliquer la loi, les chercheurs sont uniquement intéressés par la recherche des financements pour leurs travaux, ils ne veulent pas de la corvée de l’enseignement. C’est ainsi que la séparation perdure.

Les présidents commencent à s’intéresser à cette question mais aucun pays n’a encore réformé sa législation. Lorsque vous modifiez les lois, vous modifiez du même coup la structure des incitations et les avantages politiques, et les gens s’y opposent. Au Kenya, par exemple, le projet de loi du secteur scientifique est prêt depuis cinq ans déjà.

Il faut de la volonté politique pour modifier ces lois.

Travaillez-vous actuellement sur de nouveaux projets ?

Oui, je travaille actuellement sur un ouvrage sur les technologies vertes : comment pouvons-nous amener un continent comme l’Afrique, qui n’a pas beaucoup investi dans les technologies traditionnelles, à entamer une réflexion sur le saut vers le monde des nouvelles technologies dans les domaines de l’énergie, de l’utilisation de l’eau et des pratiques industrielles plus propres ? Je travaille également à la modernisation de mes idées en matière de politique d’innovation pour l’Afrique dans cadre d’un nouvel ouvrage.