13/02/17

Q&R : Les entreprises face aux droits des peuples autochtones

Solange Bandiaky-Badji (RRI)
Solange Bandiaky-Badji, directrice du Programme Afrique chez Rights and Resources Initiative (RRI) Crédit image: RRI

Lecture rapide

  • En Afrique, il y a, plus qu’ailleurs, des conflits fonciers liés aux investissements
  • Ces conflits existent partout sur le continent et infligent des pertes aux sociétés
  • Le respect des droits des communautés contribuerait à la stabilité politique et sociale

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Le jeudi, 9 février dernier, l’organisation Rights and Resources Initiative (RRI) a présenté à Dakar au Sénégal son rapport annuel 2016 – 2017 sur l’état des conflits qui opposent les communautés aux entreprises qui viennent s’installer sur leurs terres.
 
Ce rapport indique que "les efforts des populations autochtones et des communautés au Cameroun, en Indonésie, au Libéria, au Mali, au Pérou et au Panama leur ont permis de sécuriser leurs droits sur 300 000 hectares". Un chiffre qui, d’après le document, devrait atteindre un million d’hectares en 2017.
 
Une situation qui masque mal les contentieux qui existent un peu partout, et en particulier sur le continent africain, avec parfois de lourdes conséquences.
 
Ainsi, "en 2016, une cour kenyane a mis un coup d’arrêt au parc éolien de Kinangop, s’élevant à 150 millions de dollars, en réponse à l’opposition locale", indique le rapport.

“Les communautés ne sont pas contre les investissements. C’est juste la manière dont cela est fait et la manière dont leurs terres sont en train d’être accaparées par ces investissements qui fait problème”

Solange Bandiaky-Badji
Directrice programme Afrique, RRI

 
La même année au Libéria, "le géant de l’huile de palme, Golden Veroleum Liberia a détruit au bulldozer des sites sacrés du peuple Blogbo dans le comté de Sinoe et a engagé des policiers armés pour protéger sa plantation de palmiers à huile.
 
Dans cet entretien accordé à SciDev.Net, la Sénégalaise Solange Bandiaky-Badji, directrice du programme Afrique chez RRI, analyse ici la situation de ces conflits sur le continent.
 

Que doit-on retenir de ce rapport que votre organisation vient de produire ?

 
Le rapport appelle à passer "des risques et conflits à la paix et la prospérité". Pour dire qu’en Afrique par exemple, si on veut une paix durable, si on veut de la stabilité associée à la croissance économique, il faudrait reconnaître et respecter les droits des communautés. Cela va contribuer à la stabilité sociale, à la stabilité politique, à la croissance économique et à des investissements durables.
 

Quelle est la part de l’Afrique dans l’ensemble des conflits au monde ayant un rapport avec les investissements ?

 
Ces conflits, on les retrouve aussi en Amérique latine et en Asie. Mais, il faut dire qu’en termes de revendications sociales, l’Amérique latine est en avance ; car, les peuples autochtones d’Amérique latine se sont battus depuis des décennies et ils ont un système en place qui leur permet maintenant de bénéficier de leurs terres. Ils continuent à avoir des défis ; mais, l’Afrique est toujours très loin en tête. Par exemple, en termes de proportion de terres qui sont les propriétés des communautés, l’Amérique latine se situe à presque 30 %, l’Asie entre 15 et 20% alors qu’en Afrique, c’est une très infime minorité qui est propriétaire des terres. Et donc, vous comprendrez pourquoi en Afrique, il y a plus de conflits fonciers qu’ailleurs. Et même des études ont révélé que plus de la moitié des conflits au niveau des tribunaux maintenant est relative au foncier. Cela est vrai aussi bien au Sénégal que dans beaucoup d’autres pays. Et la plupart des conflits en Afrique, et particulièrement en Afrique de l’ouest, sont liés aux questions foncières. Tant qu’on ne procède pas à des clarifications, ça risque de continuer. Donc, il est important que les gouvernements puissent trouver des solutions ; et une des solutions serait de faire des réformes, de clarifier les droits et de reconnaître légalement les droits coutumiers et traditionnels sur le foncier.
 

Quelles sont les parties du continent où les conflits fonciers entre les communautés et les compagnies industrielles sont les plus fréquents ?

 
Je dirais que c’est presque dans tous les pays africains, mais particulièrement en Afrique de l’ouest et en Afrique centrale. Par exemple, 40% des terres au Libéria sont sous concession industrielle, surtout pour les plantations de palmiers à huile. On s’est rendu compte que dans ce pays, il y a beaucoup de conflits entre les communautés et les compagnies industrielles et les investisseurs. Et cela est dû le plus souvent au fait que lorsque les compagnies viennent s’installer, ce sont les terres des populations qui sont prises pour cibles. Etant les propriétaires légitimes de ces terres, les communautés voient arriver des tracteurs qui déblaient la forêt, qui coupent les arbres, et qui prennent leurs champs. Et elles se demandent ce qu’elles vont faire si leurs terres sont prises. Au Sénégal aussi, on voit beaucoup de conflits du même genre, surtout dans la vallée du fleuve Sénégal.
Il y a d’autres types de conflits fonciers qui opposent les communautés ou qui opposent éleveurs et agriculteurs. Mais, ce qu’on voit le plus souvent en Afrique c’est ce conflit entre investisseurs et populations locales. C’est une donnée nouvelle parce que beaucoup de pays africains veulent être émergents et leur stratégie est d’attirer les investisseurs pour contribuer à la croissance économique.
 

Le fait pour les communautés de ne pas détenir de titres de propriété sur les terres qu’elles occupent est-il un argument pour justifier que ces terres puissent être concédées à des compagnies industrielles, et souvent sans leur avis ?

 
Si vous dites aux communautés qu’elles n’ont pas de titres fonciers, et donc qu’elles ne sont pas propriétaires, elles vont d’abord vous demander ce que c’est que le titre foncier. Ce qu’il se passe est que les communautés se disent être les propriétaires légitimes des terres. Parce qu’elles y sont installées depuis des décennies. Elles peuvent vous dire quelle est l’étendue de leurs terres et même vous donner la cartographie de ces terres. Et si vous faites la cartographie des droits des communautés en milieu rural, vous allez être surpris de voir que les populations et les familles savent là où se limitent leurs terres.  C’était un argument colonial de déclarer l’Etat comme maître des terres et des ressources. Et les Etats-Nations postcoloniaux ont tout simplement reproduit le même système colonial. Mais, ils se sont rendu compte de ce que ces lois ne collaient pas avec les pratiques locales. Au Sénégal par exemple, la loi sur le domaine national de 1964 a été inapplicable parce que les communautés continuaient à appliquer leurs modes de gestion des terres en tant que propriétaires. C’est la raison pour laquelle le pays a jugé important de reconnaître ces droits traditionnels et coutumiers qui sont légitimes. Sans cette reconnaissance, tout droit qui sera mis en œuvre va se buter aux réalités locales. Donc, il faudrait que les Etats puissent clarifier cette dichotomie que constituent la loi et le droit coutumier. C’est pour cela que les pays sont en train de voir maintenant comment reconnaître ce droit dans les nouvelles lois. Sinon, les conflits vont continuer et les investisseurs auront peur de s'engager.
 

La loi n’étant pas rétroactive, comment pourra-t-on, même avec les nouvelles lois, résoudre les contentieux qui auront été créés bien avant ?

 
Je crois qu’avec les compagnies, tout est question de négociations. C’est-à-dire qu’il faudra voir comment impliquer les communautés dès le début, au lieu de venir juste s’imposer. Si l’investisseur fait les études d’impact environnemental, discute avec les communautés pour savoir quels sont leurs besoins et quels sont les problèmes auxquels elles sont confrontées, dans son cahier de charges et dans son contrat avec les communautés, l’investisseur peut mettre en place des services sociaux qui pourront bénéficier aux communautés. Par exemple des hôpitaux, des écoles, etc. Il peut aussi employer certains membres de la communauté, moyennant un salaire décent, sans transformer les paysans en ouvriers. On peut aussi signer des contrats de quelques années, pour éviter des baux à durée indéterminée ou de 99 ans comme c’est souvent le cas. Les communautés ne sont pas contre les investissements. C’est juste la manière dont cela est fait et la manière dont leurs terres sont en train d’être accaparées par ces investissements qui fait problème. L’Etat aussi a besoin de revenus et de croissance économique. Mais, comment faire pour attirer les investisseurs sans pour autant aliéner les droits des populations ? Je crois qu’il y a une balance à faire pour être juste et équitable.
 

Les expériences montrent que certains conflits naissent du fait que les entreprises sont fermées à tout dialogue direct avec les communautés dans lesquelles elles sont installées…

 
En tant que coalition, ce qu’on s’est dit au niveau de RRI, c’est que les investisseurs sont des acteurs importants aussi bien pour les gouvernements que pour les communautés. Dès lors, il faut les impliquer dans les discussions. Et ils se sont rendu compte de ce que sans une clarification et une sécurisation des droits des communautés, leurs investissements sont à risques et ils ne veulent plus investir dans des zones à risques. Et maintenant, on voit des investisseurs ou des compagnies, à l’instar de Nestlé, qui sont en train de voir comment respecter les droits des communautés, comment développer des outils qui pourront leur permettre de s’engager de manière proactive avec les communautés, mais aussi de clarifier avec les gouvernements l’importance de la reconnaissance de ces droits. Car, quand un investisseur est obligé de délocaliser peu de temps après son installation à cause de conflits avec les communautés, cela lui fait d’énormes pertes. Et aucun investisseur n’a besoin de cela. Donc, les investisseurs ont compris maintenant qu’ils ont intérêt à ce que les gouvernements clarifient les droits. Et comme je l’ai dit, il y a beaucoup de réformes qui sont en cours au Sénégal, au Libéria, au Cameroun, en République démocratique du Congo, au Kenya, … Parce que les Etats ont compris que pour attirer les investisseurs et les retenir dans des zones stables, il faudrait clarifier les droits à travers des réformes. Donc, aussi bien les investisseurs que les Etats ont compris que c’est une nécessité.
 

Peut-on vraiment résoudre définitivement ces conflits quand on sait que la pression démographique augmente chaque jour alors que les ressources foncières sont stables ?

 
Je dirais qu’on peut au moins les atténuer ou les diminuer ; en mettant en place des mécanismes, des outils. Et surtout, quand leurs droits seront reconnus sur le plan légal, les communautés pourront par exemple négocier directement avec un investisseur, au lieu que celui-ci passe par l’Etat qui se dit maître des terres et des ressources. Une communauté qui a par exemple un titre collectif, ne pourra pas céder ses terres n'importe comment ! Si un investisseur arrive, il va discuter avec les communautés et ils vont s’entendre sur un type de contrat, et ça pourrait aider à atténuer les conflits. 

Références

La version française du rapport 2016 – 2017 de Rights and Resources Initiative est disponible ici