24/01/18

La pauvreté en temps réel

Women poverty
Femme faisant la lessive dans un bidonville de Delhi, en Inde Crédit image: SDN/Anita Makri

Lecture rapide

  • L'horloge mondiale de la pauvreté affiche des estimations en temps réel sur la pauvreté
  • Ses visualisations de données simples se veulent claires et propres à inspirer des actions politiques
  • L'équipe assume des risques "nécessaires" avec les sources de données et la modélisation

Envoyer à un ami

Les coordonnées que vous indiquez sur cette page ne seront pas utilisées pour vous envoyer des emails non- sollicités et ne seront pas vendues à un tiers. Voir politique de confidentialité.

Le projet veut donner une image plus claire de la pauvreté et initier un débat ouvert. Simplification excessive de réalités trop complexes ? Tania Rabesandratana enquête.

Chaque minute au Nigeria, 6,5 personnes se retrouvent dans l'extrême pauvreté. Au moment où ces lignes sont écrites, 42,5% de la population du pays – 82.640.203 de personnes – sont extrêmement pauvres. 

Il s'agit d'estimations précises et actualisées provenant de la World Poverty Clock, l'Horloge mondiale de la pauvreté, une base de données lancée en mai 2017, rassemblant des chiffres sur le revenu national, couplés à des illustrations en temps réel et faciles à suivre. 

La tendance à la hausse de la pauvreté au Nigeria se traduit par la couleur rouge sur la carte du site. 

Les sources de données officielles ne donnent pas d'estimations aussi précises de la pauvreté.

Homi Kharas, le principal conseiller économique de l'initiative, qui dirige également le programme "Economie mondiale et développement" de la Brookings Institution, un groupe de réflexion américain, explique que le chiffre de "la pauvreté à l'échelle mondiale aujourd'hui" souvent véhiculé lors de grandes réunions internationales est généralement basé sur des données vieilles de quatre ans.

“C'est exactement cet état d'esprit que nous essayons de briser. Nous voulons que tout le monde parle de la dynamique de la pauvreté.”

Homi Kharas 

L'équipe de l'horloge vise à présenter un tableau plus clair et plus opportun, afin que les pays puissent vérifier leurs progrès pour échapper à la pauvreté extrême d'ici 2030 – l'une des cibles des Objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies.
 
Dans ce processus, l'horloge peut également réserver des surprises.

Contrairement au Nigeria, l'Inde est sur la bonne voie pour atteindre cette cible et ses données apparaissent en vert sur la carte. Au moment de la rédaction de cet article, l'horloge estime que 83.653.728 de personnes, soit 6,3% de la population du Nigeria, vivaient dans une pauvreté extrême (avec moins de 1,9 dollar par jour) tandis que 47 personnes y échappaient chaque minute.

Cela signifie que dans les prochains mois, le Nigeria aura le plus grand nombre de pauvres dans le monde, en termes absolus – ce qui, selon Homi Kharas, est inattendu, étant donné que l'Inde a "détenu ce titre" pendant des centaines d'années.

L'horloge est une création de la branche caritative de World Data Lab (WDL), une société basée en Autriche.

Ses modèles reposent principalement sur des enquêtes nationales auprès des ménages, que les gouvernements mènent généralement tous les trois à dix ans, afin de projeter les chiffres des revenus dans le présent et l'avenir.
 
Pour ce qui est de l'Inde, par exemple, les estimations sont fondées sur les données de 2012 recueillies par le National Sample Survey Office, ajustées et publiées par la Banque mondiale sur son site Web PovcalNet. Bien que les algorithmes de l'horloge reposent en grande partie sur les données de la Banque mondiale, la banque n'est pas responsable de l'initiative.
 
Ces algorithmes estiment comment les revenus des personnes changent au fil du temps dans chaque pays, en utilisant des prévisions de croissance économique et des scénarios à long terme qui tiennent compte d'événements mondiaux tels que le changement climatique.
 
Les estimations, disponibles pour toutes les nations sauf la Syrie, sont ensuite couplées avec des illustrations, pour montrer à quel rythme chaque pays échappe à la pauvreté et dans quelle mesure les pays pourraient atteindre l'objectif de 2030. "Nous voulons que cela soit utilisé par les différents pays, pour voir ce qu'ils font, comparativement à leurs voisins", insiste Homi Kharas.

Mais le projet a reçu accueil mitigé. Certains économistes à la Banque mondiale estiment que ses prédictions simples donnent un faux sens de l'exactitude

"Si [fournir des estimations et des prévisions aussi précises] était une chose sûre, nous l'aurions fait", explique Francisco Ferreira, qui supervise les programmes de recherche de la banque sur la pauvreté, l'inégalité et l'agriculture. Par exemple, "s'il y a une épidémie ou si le prix du pétrole subit un changement radical, alors le nombre de Nigérians pauvres diminuera ou augmentera", explique-t-il, ajoutant que les visualisations de l'horloge cachent ces "énormes" incertitudes.
 
Mais pour Homi Kharas, Francisco Ferreira passe à côté de l'essentiel ; l'horloge, explique-t-il, accorde à la clarté une priorité sur le jargon économique.
 
"Ajouter de la complexité… nuit à cet effort [de communication] et renforce l'idée que la dynamique de la pauvreté est un sujet que seuls les "experts" devraient discuter", soutient Homi Kharas. "C'est exactement cet état d'esprit que nous essayons de combattre. Nous voulons que tout le monde parle de la dynamique de la pauvreté."
 
"[L'horloge] rend l'information [sur la pauvreté] plus accessible au grand public", explique pour sa part Haishan Fu, directeur du groupe de données sur le développement de la Banque mondiale. "Mais nous aimerions voir une meilleure approche pour communiquer les incertitudes souvent importantes dans ces estimations."
 
Le vice-président de WDL pour l'Afrique, Bitange Ndemo, estime quant à lui que pour susciter la conversation et l'action, cela vaut la peine de prendre un risque sur les chiffres.
 
"Nous devons avoir une culture de l'utilisation des données pour développer une politique basée sur des preuves", renchérit de son côté Bitange Ndemo, ancien secrétaire permanent du ministère de l'Information et de la Communication du Kenya.
 
D'autres acteurs ont adopté l'approche de l'horloge.
 
Par exemple, le rapport sur les Indices et Tableaux de bord des ODD, publié pour suivre les progrès en matière de développement durable, utilise les données de l'horloge dans son édition 2017.
 
L'horloge est une "provocation bienvenue à l'endroit du système de données officiel, qui a mis du temps à adopter de nouvelles techniques d'estimation pour fournir des données en temps réel", explique Guido Schmidt-Traub, co-directeur scientifique du rapport.
 
L'Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) a également demandé à WDL de développer une horloge spécifique comparant les pays africains francophones.

Les architectes de l'horloge soutiennent que l'un de ses points forts est son effort d'inclure des données infranationales en utilisant des méthodes complexes pour corréler les données du recensement avec les enquêtes auprès des ménages. 

Mais Francisco Ferreira, encore une fois, exhorte à encore plus de prudence avec de telles données à plus fine résolution, en particulier pour les prévisions.
 
WDL a ajouté des données au niveau des comtés du Kenya et travaille sur l'Indonésie et le Pakistan.  
 
Selon Bitange Ndemo, au Kenya, l'horloge aide les gouvernants à mieux prendre conscience des problèmes, en mettant en évidence les différences entre les comtés.  
 
Meru et Nyeri, par exemple, sont deux localités essentiellement agricoles ; toutes deux sont sur le point d'échapper à la pauvreté d'ici 2030, mais Nyeri a un taux de pauvreté plus élevé et un taux de réduction plus lent – et cela signifie qu'ils requièrent des interventions politiques différentes.
 
L'horloge pourrait être plus précise si des données privées ou philanthropiques étaient incorporées, explique Bitange Ndemo.
 
Par exemple, l'opérateur mobile kényan Safaricom "possède certaines des meilleures données" des utilisateurs et de son service de transfert d'argent M-Pesa, mais il est réticent à les partager, déplore-t-il.

Cela ressemble à de la science-fiction, mais c'est faisable quand vous vous asseyez avec des gens qui connaissent leur métier.

Jesús Crespo Cuaresma 

Pour pallier l'insuffisance des données gouvernementales indisponibles ou insuffisantes, l'équipe de l'horloge recherche des solutions de substitution à partir de données recueillies depuis l'espace.

"Cela ressemble à de la science-fiction, mais c'est faisable quand on s'assoit avec des gens qui connaissent leur métier", explique Jesús Crespo Cuaresma, directeur de l'Institut de macro-économie de l'Université d'économie et de commerce de Vienne.
 
En août, l'équipe s'est réunie au Centre Bellagio de la Fondation Rockefeller en Italie avec Olha Danylo, chercheuse à l'Institut international pour l'analyse des systèmes appliqués, basé en Autriche, qui utilise l'apprentissage automatique pour analyser les données issues de la télédétection.
 
Les chercheurs peuvent estimer la pauvreté à partir d'images satellitaires, en extrayant des informations sur l'emplacement des établissements humains, l'infrastructure routière, les zones agricoles et l'intensité lumineuse.
 
"Les données sur les ménages peuvent être collectées tous les cinq ans, mais des images satellitaires arrivent chaque jour", explique Olha Danylo.
 
Par exemple, l'équipe a étudié comment combiner des images satellitaires avec des données d'opérateurs de téléphonie mobile au Sénégal.
 
Et en Corée du Nord, où aucune donnée n'est disponible, elle a combiné des images satellitaires avec des images fournies par des touristes.
 
Cuaresmo Crespo estime que la réunion de Bellagio a posé les bases de recherches visant à estimer le nombre de pauvres en Corée du Nord, avec une application potentielle de la méthode à d'autres endroits pauvres en données, comme la Somalie.
 
"C'est toujours une tâche très compliquée", explique Olha Danylo.
 
"Mais c'est très excitant de travailler avec des gens qui ont de grandes idées et qui veulent changer les choses dans le monde."


Cet article a été soutenu par le Centre Bellagio de la Fondation Rockefeller. Pendant près de 60 ans, le Centre Bellagio a soutenu des individus travaillant pour améliorer la vie des personnes pauvres et vulnérables à travers ses programmes de conférence et de résidence et a servi de catalyseur pour des idées, des initiatives et des collaborations transformatrices.
 
Une fois par an, le Centre Bellagio accueille une résidence thématique spéciale réunissant une cohorte d'universitaires, de praticiens et d'artistes dont le travail se rattache à un thème commun.
 
En 2018, la résidence se déroulera du 5 au 30 novembre et sera centrée sur le thème Science pour le développement.
 
Les candidatures pour les résidences de praticiens sont maintenant ouvertes et les demandes de résidence pour l'enseignement universitaire sont ouvertes le 1er mars. Pour vous inscrire, veuillez envoyer un courriel à [email protected] en indiquant dans le champ objet "Science for Development".