25/03/13

Journalisme d’investigations : un guide pratique

Journalist interviewing

Lecture rapide

  • Faire du journalisme d'investigation consiste à dévoiler les faits que d'autres souhaitent cacher
  • Pour dénicher des idées, il vous faudra compter sur des sources évasives et des tuyaux, identifier des informations contradictoires ou faire le tri dans des données
  • Il est important de se préparer pour des conflits et de cultiver des relations

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Le travail de journaliste d'investigations est exaltant, mais nécessite vigilance, détermination et préparation. K. S. Jayaraman partage les leçons apprises au cours de sa carrière.

Chaque journaliste doit avoir pour objectif de faire un peu de journalisme d'investigation au cours de sa carrière. Les articles d'investigation sont de bons sujets d'article, et peuvent également apporter des prix et une plus grande reconnaissance. Après tout, il est du devoir d'un journaliste de découvrir la vérité.

Mais la science est-elle un terrain fertile pour de tels articles? La politique et la criminalité sont certes des sujets plus évidents, mais ce guide pratique illustrera comment la science, à l'instar de la plupart des domaines de la vie publique, offre autant de possibilités d'investigation. Vous y trouverez des exemples sur la façon d'aborder le journalisme d'investigation dans le domaine scientifique.
 

Garder les yeux ouverts


La plupart des articles scientifiques sont de seconde main, se fondant sur des conclusions tirées par des scientifiques. Les éléments d'un article d'enquête, en revanche, dépendent de la propre initiative du journaliste pour débusquer des informations que d'autres personnes souhaitent garder cachées.

Pour identifier des sujets potentiels, il faut avoir un regard critique, un esprit interrogateur et la volonté de continuer à creuser pour obtenir des informations, même lorsqu'on vous oppose une fin de non recevoir. Ce qui fera le sujet de votre article peut émerger alors même que vous enquêtez sur autre chose.

Les idées pour des articles peuvent provenir d'endroits différents. Ecoutez avec attention les personnes que vous interviewez : y a-t-il certains points sur lesquels elles sont sur la défensive ? Il m'est arrivé, par exemple d'interviewer un responsable de l'OMS qui a refusé de me fournir davantage d'informations sur un projet de recherche sur les moustiques à New Delhi, en Inde. Il les a décrites comme "sensibles" — mot qui devrait tirer la sonnette d'alarme chez tout journaliste. Après une enquête de six mois, cette histoire a fini en enquête parlementaire et a provoqué l'arrêt du projet par le gouvernement.

Autre exemple : lors d'une rencontre tout à fait routinière un haut fonctionnaire du ministère de l'agriculture m'a expliqué que son département ministériel avait "récemment détruit un énorme lot de plants infectés", j'ai insisté davantage ; il a révélé que les plants en question étaient du houblon, infecté par des vers nématodes. Il a ensuite refusé de discuter du sujet, ce qui m'a rendu suspicieux (je reviendrai sur cette histoire plus bas).

C'est une bonne idée de se tenir au fait des informations et des publications dans des domaines susceptibles de donner des articles d'investigation, et notamment sur les sujets que vous voulez couvrir. Cela vous facilitera la recherche d'informations contradictoires.

Quand un hôpital ophtalmologique privé à Chennai, en Inde, a affirmé qu'il avait réalisé un nombre record de kératoplasties — une opération consistant à remplacer une cornée malade par du tissu cornéen reçu par don — cela a éveillé mes soupçons. J'avais lu des articles parlant de pénuries dans les banques oculaires. Une enquête plus poussée a révélé que cet hôpital interceptait la plupart des yeux donnés à l'intention des patients pauvres en Inde par une banque des yeux du Sri Lanka, et les vendait à ses patients riches. L'article a été publié, et cela a poussé le gouvernement à orienter les donations vers les hôpitaux publics et à renforcer les mesures de sauvegarde prévues par la loi.

Les journalistes peuvent jouer un rôle en identifiant la fraude scientifique, comme quand le magazine Nature a mis en doute la validité de la recherche sur les cellules souches en Corée du Sud. [1] Mais pour la plupart des journalistes, le reportage sur la fraude scientifique consiste davantage à examiner les accusations portées par d'autres personnes. [2]

Ainsi, de nombreux d'articles d'investigation puisent leur origine dans une dénonciation ou d'une délation. Il est toujours utile d'entretenir des contacts avec les dirigeants des syndicats, les associations de scientifiques, ou tout élément mécontent travaillant dans une institution ; ces sources pourraient vous alerter quand quelqu'un cache des informations importantes.

Vous ne pourrez pas suivre toutes les pistes ; utilisez donc votre jugement pour choisir celles qui en valent la peine. C'est un sens du jugement qui vient avec l'expérience. Faites tout de même preuve de bon sens. Posez-vous quelques questions de base : cela semble-t-il probable? La source a-t-elle quelque chose à gagner d'un article? Est-ce le genre de chose que quelqu'un voudrait cacher? Vous comprendrez vite quelles sont les idées qui sont dignes d'intérêt et celles qui sont à éviter.
 

Creusez, et creusez encore


Une fois que vous avez décidé qu'un article mérite d'être poursuivi, faites des recherches préliminaires. A ce stade, vous avez plus besoin d'informations pour satisfaire votre rédacteur en chef que de la validité du sujet proposé.

La nature de vos enquêtes est fonction du sujet choisi. Quand j'ai commencé à enquêter sur le projet de recherche de l'OMS sur les moustiques, par exemple, c'était avant l'arrivée de l'Internet. J'ai donc parcouru les rapports publiés par le projet, ainsi que des ouvrages et des revues pertinents, et je me suis entretenu avec des sources. Il faut savoir être patient : les articles d'investigation peuvent prendre des jours, des semaines ou des mois, et parfois n'aboutir à aucun résultat.

Pour l'histoire des plants infectés, j'ai appelé un contact que j'avais cultivé depuis de nombreuses années, un phytopathologiste à l'Institut indien de recherche agricole, à New Delhi. Il m'a expliqué que les nématodes sont les parasites agricoles mortels et difficiles à éradiquer du sol, que le lot de plants de houblon venait d'Australie et qu'il avait été infecté par un type de nématode non répertorié en Inde. Cela m'a suffit pour comprendre que l'enquête méritait d'être poussée plus loin.
 

Posez des questions


Une fois que le feu vert de votre rédacteur en chef obtenu, votre recherche doit changer de vitesse : assurez-vous que vous comprenez les faits et avez une ligne de raisonnement infaillible. Posez-vous une série de questions. Pour l'article sur le houblon, les questions étaient les suivantes: qui a importé le houblon? Comment la compagnie aérienne a-t-elle dédouané les plants? Pourquoi les plants n'ont-t-ils pas été analysés et détruits à l'aéroport? Quel aurait été le danger pour l'agriculture indienne?

Mes recherches m'ont permis de découvrir un trafic impliquant une brasserie, des compagnies aériennes, des fonctionnaires corrompus et un règlement phytosanitaire inapproprié. Après la publication de l'article, une commission parlementaire a mené sa propre enquête et a recommandé une modification de la loi indienne sur la mise en quarantaine. La caractéristique des meilleurs articles d'investigation est qu'ils ont un impact.

N'utilisez pas des méthodes contraires à l'éthique pour obtenir des informations. Les techniques d'infiltration comme le fait d'enregistrer quelqu'un à son insu peuvent se justifier si l'article présente un intérêt général et s'il s'agit du seul moyen d'obtenir les informations; mais vérifiez d'abord la loi dans votre pays — la violation de la loi n'ayant jamais de justification.

Désormais, il se peut que l'information soit accessible par un clic de souris. De nombreux organismes publient des rapports et des documents sur leurs sites web, et de nombreuses revues ont des archives en ligne.

Avec toutes ces informations, les journalistes peuvent utiliser les données disponibles publiquement comme source. En passant au crible une véritable masse de données, Vibha Varshney a par exemple rédigé un article d'enquête sur les 80 pour cent d'indiens déficients en vitamine D, alors que cette 'vitamine du soleil' devrait être abondante dans ce pays tropical [3].

Les difficultés rencontrées généralement par les journalistes scientifiques des pays en développement [4] existent autant pour les travaux d'investigation que pour les reportages plus classiques. L'absence de transparence et l'accès limité aux scientifiques, aux documents et fonctionnaires gouvernementaux sont des handicaps majeurs, même si la situation commence à changer.

Désormais, les journalistes d'investigation en Inde invoquent systématiquement la Loi sur le droit à l'information (LDI) pour obtenir des informations qui leur auraient été refusées par le passé. Ainsi, le fait que plus de 2 000 participants à des essais cliniques étaient morts en Inde entre 2008 et 2011 a été révélé grâce à la LDI [5].
 

Cultivez vos relations


Pour les informations privilégiées, rien ne vaut des entretiens avec des sources. C'est une bonne idée de cultiver vos sources en prenant contact avec elles de temps en temps, et pas seulement quand vous avez besoin d'elles. Il ne s'agit pas d'être leur ami, et vous devez veiller à rester professionnel et à établir une relation de source à journaliste.

Laissez parler vos sources, c'est souvent la meilleure chose à faire. Vous pourriez ne pas savoir quelles questions poser, et des informations utiles pourraient émerger du fait de donner à quelqu'un la possibilité de parler.

Il ne faut jamais se fier à une seule source — il se peut qu'elle ait des mobiles cachés, et donner une version des faits pour influencer la direction d'un article. Si quelqu'un tient à parler, demandez-lui les coordonnées d'autres personnes pour vérifier les informations. Et vérifiez-les auprès de personnes au delà des connaissances de votre source. Cela vous permettra d'exposer ses motivations, ou simplement d'ajouter une autre dimension à votre article. Et n'oubliez pas: vous n'êtes jamais à leur merci, vous n'êtes pas tenu de publier ce qu'ils disent.

Il vous faudra aussi déterminer quand accorder l'anonymat pour une source. Il est bon de citer une source, à moins qu'elle n'y soit clairement opposée. Il est possible de préserver l'anonymat de quelqu'un s'il vous fournit des informations essentielles qui peuvent être confirmées par d'autres sources fiables. Vous aurez à protéger l'identité des sources anonymes, même sous la pression des ceux qui veulent connaître leur identité.

Ce n'est pas qu'avec les sources qu'il faudra vous démener. Au cours d'une enquête, il est important de tenir votre rédacteur en chef au courant. Les enquêtes demandent du temps, et votre éditeur a besoin de savoir que vous avancez. Il doit justifier l'article auprès de ses supérieurs, il a donc besoin d'en connaître les détails.

N'oubliez pas que votre rédacteur en chef assume l'ultime responsabilité de l'article publié — vous devez être sûr de vos affirmations si vous mettez la carrière d'autres personnes en ligne.
 

Préparez-vous au conflit


Le journalisme d'investigation peut susciter des relations conflictuelles. La meilleure façon de vous protéger, c'est d'être irréprochable. Vous avez découvert quelque chose, certes, mais il faut vous assurer que les autres vous croient.

Pendant vos enquêtes, gardez de bons dossiers — il est fort probable que vous amassiez une énorme quantité d'informations. Classez-les judicieusement pour vous préparer à ce qui pourrait arriver, avant et après publication. Il vous faut annoter, transcrire ou enregistrer vos interviews, et prendre des copies de documents pour les retrouver facilement en cas de besoin.

Vous devriez anticiper les réfutations, voire des actions en justice. Assurez-vous que les avocats de la publication pour laquelle vous travaillez ont vérifié l'article et les faits sur lesquels vous vous fondez avant la publication. Ils doivent avoir la certitude que vous pourrez contrer toute action intentée en justice.

Vous devez également alerter l'individu ou l'organisation concerné par votre article, pour leur donner la possibilité de commenter avant la publication. Votre article n'en sera que meilleur ; mais même s'ils refusent de vous parler, ils doivent être mis au courant des accusations portées contre eux.

Le journalisme d'investigation peut être une activité difficile, avec des dilemmes d'ordre éthique. Vous pouvez subir des pressions pour supprimer des articles, on pourrait même vous offrir un pot de vin ou menacer de vous violenter. C'est à ce moment-là que vous aurez à peser votre déontologie de journaliste, le respect de la loi, et votre sécurité personnelle.

Parfois, supprimer ou retarder la publication d'un article peut se justifier. Quand le gouvernement indien voulait garder le silence sur la première expédition indienne en Antarctique au début des années 1980, j'ai attendu jusqu'au moment où ils étaient arrivés sur place avant de publier l'article. A d'autres occasions, c'est dans l'intérêt du public de publier.
 

Après la publication


Votre article est publié, mais ce n'est pas la fin du parcours. Même si vous n'avez reçu aucun retour, c'est une bonne idée de se pencher sur l'évolution de l'histoire, et de voir si des articles supplémentaires méritent d'être publiés sur le même sujet. Ayant mené une bonne enquête, vous serez devenu un expert sur le sujet, alors continuez sur cette lancée.

Une fois qu'une de vos investigations est couronnée de succès, vous gagnerez en confiance. Quelques enquêtes plus tard, et vous ne pourrez plus vous en passer.

K.S. Jayaraman est un journaliste scientifique indépendant basé à Bangalore, en Inde. Il est un ancien correspondant scientifique de Press Trust of India.