07/03/12

Comment remettre en cause les chiffres

Numbers with a pen
Crédit image: Flickr/Jorge Franganillo

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Les journalistes sont à leur aise avec les mots, et généralement capables d’identifier de loin la manipulation dans les discours. Cependant, lorsqu‘on en vient aux  chiffres, nombreux sont ceux qui rencontrent un blocage psychologique. Une feuille de budget peut en faire transpirer plus d’un.

Les erreurs sur les chiffres nuisent à la qualité d’un article. Des confusions stupides entre millions et milliards et autres erreurs élémentaires entachent la réputation des individus et des organes de presse.

À cause de leurs lacunes en arithmétique, les journalistes ne demandent aucun compte aux gouvernements sur les statistiques douteuses et les affirmations gratuites. Ce qui encourage même les producteurs de données bien intentionnés à trier les chiffres qu’ils publient. Pourquoi donc publier les ‘détails complets’ du budget annuel si les journalistes les interprétent mal, se disent-ils peut-être ?

En revanche, quand les journalistes traitent convenablement les chiffres, leurs articles gagnent en profondeur, en précision et en influence.

Surmonter votre peur et votre méfiance à l’égard des chiffres fera de vous un meilleur journaliste. Et si, comme de nombreux confrères du monde en développement, vous habitez un pays dont le gouvernement commence à s’intéresser à la science et à la technologie (S&T), vos collègues et vous allez devoir redoubler d’efforts pour vérifier si les ambitions sont réalistes et si les promesses sont tenues.

Le présent guide pratique explique comment appréhender les chiffres, mettre l’accent sur les budgets et évaluer les objectifs chiffrés annoncés par l’Etat dans le cadre de nouveaux projets.
 

Mais, je suis journaliste scientifique


Vous attendez certainement des journalistes scientifiquesqu’ils soient plus à l’aise avec les chiffres que le journaliste de base. Mais, même en lisant un article scientifique riche en statistiques, nous nous accrochons plus que de raison aux conclusions des scientifiques, au lieu de les comparer aux chiffres.

Cet état d’esprit ne rend pas service aux journalistes qui rédigent des articles sur les budgets et les projets gouvernementaux de renforcement des capacités dans le pays où ils vivent -un aspect de plus en plus important du journalisme scientifique.

C’est dans ce domaine, je crois, que les journalistes africains ont besoin d’améliorer de manière urgente le traitement qu’ils font des chiffres. Et cela vaut aussi, probablement, pour de nombreux autres pays et régions en développement -ou développés- du monde.
 

Attention aux ‘chiffres isolés’


‘Les chiffres isolés’ sont ceux qui me compliquent le plus la tâche lorsqu’il s’agit d’évoquer la science au service du développement. Supposons que la Présidente fasse un discours dans lequel elle annonce une initiative inédite en faveur de la science et de la technologie dans son pays. Sans tarder, un article est publié sur Internet, et la cite parlant de la science et de la technologie en des termes très élogieux, les qualifiant d‘’essentiels pour le développement’ ou évoquant le fait de ‘devenir une économie du savoir’.

Le titre comporte généralement un chiffre unique, indiquant comme par exemple : « Nous allons consacrer un pour cent du PIB à la science et à la technologie d’ici 2015. », ou « Nous allouerons 30 millions de dollars à la science dans le budget de l’an prochain. ». Il est assez facile pour un journaliste de repérer ces chiffres, d’autant qu’ils sont présentés par les attachés de presse comme les ambitions phares.

Mais quelles sont leurs implications? Les chiffres ‘isolés’ flottent dans les articles comme des questions attendant désespérément des réponses. A quoi correspond à peu près un pour cent du PIB, et quelle proportion de ce PIB est-elle consacrée à la science et à la technologie dans le budget de cette année ? Ou encore que représentent donc les 30 millions de dollars de prévisions pour l’an prochain, rapportés aux chiffres de cette année ou de l’année précédente ?

Les chiffres seuls, surtout lorsqu’ils sont présentés comme des objectifs ambitieux fixés par les gouvernements, ont besoin d’êtres contextualisés par d’autres chiffres. Il y a de fortes chances qu’un pour cent du PIB ne corresponde à aucune hausse. Demandez aux attachés de presse ou aux responsables de fournir des données comparatives. Prendre les chiffres tels quels, sans discernement, c’est du très mauvais journalisme.
 

Faites vos propres calculs


Cela peut sembler une évidence, mais une simple addition, répétée pour être s’assurer doublement du résultat, peut permettre d’éviter de nombreuses erreurs liées aux chiffres.

Par exemple, si 37 pour cent des candidats à l’inscription à l’université sont des hommes, et 62 pour cent sont des femmes, demandez-vous ce que deviennent les un pour cent manquants. Est-ce une erreur ? Est-ce que l’enquête aurait été évité par un pour cent des candidats ? Mieux vaut revérifier vos chiffres que de supposer qu’il s’agit de transsexuels ou encore que vos lecteurs ne repèreront pas l’incohérence !

Et si vous procédez à la ventilation d’un budget ligne par ligne, assurez-vous que le cumul des différentes lignes égale le montant global de l’enveloppe. Supposons que la Fondation Gates annonce un budget de 20 millions de dollars pour la recherche sur le hoquet et que vous présentez les montants alloués à chaque pays. Si le cumul des enveloppes équivaut à 18 millions de dollars, vos lecteurs s’interrogeront sur les 2 millions manquants (et si le cumul est supérieur à 20 millions de dollars, vous paraîtrez léger).

Cherchez où se trouve l’erreur. Les 2 millions de dollars manquants sont-ils affectés à des activités autres que la recherche? Si oui, énoncez-le clairement. Cela rendra votre article plus instructif que le ‘discours officiel’.
 

Qu’impliquent ces chiffres?


Il est souvent utile de replacer les chiffres dans leur contexte. Il peut être difficile de visualiser, par exemple, un parc éolien de 4 hectares et Il est plus parlant de le comparer à la taille de ‘ dix terrains de football réunis’.

Lorsqu’il est question d’argent, il faut connaître la différence entre un million (1.000.000) et un milliard (en général 1.000.000.000, c’est-à-dire mille millions; mais dans certains pays anglophones, on préfère dire un million de millions, dont vérifiez auprès du correcteur d’épreuve). Essayez de présenter le budget scientifique en fonction du pouvoir d’achat qu’il représente, surtout en monnaie locale).

Par exemple, une subvention de 3 millions de dollars peut sembler bien peu pour une grande université américaine de recherche qui gère des dizaines, voire des centaines de subventions de ce montant chaque année. Dans une université africaine, en revanche, une subvention de cette ampleur pourrait permettre de doubler les fonds disponibles pour la recherche.

Ces fondamentaux permettent de dépister facilement les annonces non réalistes. Ainsi, le ministère sud-africain de la Science et de la Technologie qui finance la plupart des conseils de recherche du pays, dispose d’un budget total d’un peu moins de cinq milliards de rands seulement (675 millions de dollars ou 488 millions d’euros). Si un communiqué de presse annonce que « l’Université du Witwatersrand a reçu cinq milliards de rands pour la recherche sur l’eau », ce montant est sûrement trop élevé pour être réaliste, et il peut y avoir une faute de frappe dans le communiqué. Mieux vaut donc mieux procéder à une vérification.

De même, si l’Union africaine annonce la construction de trente nouveaux centre de nanotechnologie pour la somme de dix millions de rands, c’est trop peu (avec 330.000 rands par centre, soit le salaire annuel d’un chercheur en milieu de carrière).


Des chiffres qui suscitent des interrogations


S’interroger sur les nombres peut permettre d’étendre la portée d’un sujet et susciter d’autres questions. Non seulement au sujet d’autres chiffres mais aussi sur le sujet lui-même.

Il y’a quelques années, le gouvernement éthiopien a annoncé un projet de formation de 5.000 nouveaux PhD en dix ans. Une recherche rapide permettait de se rendre compte que le pays avait formé moins de 100 PhD au cours des 50 années précédentes. Ce qui témoignait du caractère ambitieux du projet, mais remettait en cause sa faisabilité. L’Ethiopie ne disposait clairement pas des capacités suffisantes pour former ces nouveaux PhD.

Il s’est avéré que le gouvernement n’envisageait pas de se contenter des capacités locales de formation. En effet, le programme était basé sur un projet consistant à inviter des universitaires étrangers à venir enseigner à ces doctorants et à les superviser. Comme l’a confirmé un universitaire éthiopien, il faudrait 400 ans pour mettre en œuvre ce projet avec les seuls formateurs locaux.

La vérification des chiffres a ainsi fourni au lecteur davantage d’informations sur la science éthiopienne et mis en perspective les ambitions du gouvernement.
 

Vérifiez les chiffres avancés par d’autres


Vérifiez systématiquement les chiffres ‘simplifiés’ contenus dans les discours et les communiqués de presse.

Si le gouvernement annonce par exemple son intention de doubler les dépenses scientifiques dans le budget de l’an prochain, ne vous contentez pas de reprendre l’annonce. Demandez les rapports d’exécution des budgets récents et vérifiez si cette affirmation est fondée. Sinon, faites vos propres calculs et soumettez-les à un responsable public pour plus d’éclairage.

Et n’oubliez pas que les discours et les communiqués de presse présentent souvent les chiffres sous le meilleur jour possible. Le ‘doublement’ du budget scientifique cache-t-elle une hausse des salaires du personnel du ministère plutôt qu’une intensification des activités de recherche ? La hausse est-elle en réalité plus modeste si l’on prend en compte l’inflation ?

N’oubliez jamais cette dernière. Un budget stable peut cacher une baisse en termes réels. Comme toute le reste, la science coûte de plus en plus cher, année après année. Si 20,000 dollars finançaient la formation d’un PhD l’an dernier, il faudra probablement 21.000 dollars cette année. Les organisations scientifiques qui ont des budgets fixes sont souvent exposées à des difficultés financières. Ce qui peut donner de bons sujets de reportage.

Et vérifiez si les annonces ne constituent pas des ‘prévisions budgétaires', c’est-à-dire des coûts estimatifs, des fonds dont le déblocage n’est pas encore assuré. Si l’argent n’est pas encore disponible, d’où viendra-t-il ?

Prenez également l’habitude de vérifier, si possible, les chiffres donnés lors des interviews. Même le meilleur porte-parole se trompe parfois. Si vous comptez utiliser un nombre dans votre article, demandez à la personne que vous interviewez si elle en est sûre, et sinon, qui peut le confirmer.

Faites confiance à cette intuition qui vous dit que ‘ceci n’a pas de sens’ et commencez à poser des questions.

Le communiqué de presse est peut-être erroné. Il y aurait peut-être des projets de levée des fonds restant dont on ne vous aurait pas parlé. Prenez du recul et demandez-vous si « ça fait le compte ? ».


Les chiffres peuvent offrir de nouveaux angles de traitement


Procéder avec diligence à une vérification minutieuse des chiffres peut vous permettre de trouver de nouveaux angles de traitement d’un sujet, voire vous révéler un scoop.

Par exemple, le communiqué portant publication du budget de l’Etat peut annoncer en titre une hausse des dépenses scientifiques et technologiques. Mais si vous identifiez une réduction dans une ligne budgétaire fort intéressante, cela doit toujours susciter quelques interrogations. Cela peut impliquer une réduction du personnel ou signifier que les fonds de recherche seront redéployés d’un domaine vers un autre. Faites toujours attention aux chiffres en baisse et demandez à un responsable ou à un attaché de presse de vous les expliquer.

Les fluctuations des monnaies ont également des conséquences. Un pays dont la monnaie s’affaiblit peut avoir du mal à honorer ses contributions aux grandes collaborations scientifiques internationales. Et en cas d’appréciation de la monnaie, la valeur locale des subventions extérieures diminue, créant ainsi des difficultés potentielles pour les scientifiques dépendants de ce type de financement.
 

Faites appel à vos collègues


Puisque les journalistes ont de moins en moins de temps pour rédiger leurs articles, il est tentant d’emprunter des raccourcis en acceptant les chiffres sans les mettre en doute au préalable. Mais dès que vous commencerez à regarder les chiffres d’un œil critique, vous traiterez de sujets qui n’ont attiré l’attention de personne d’autre. Et ce faisant, vous pourrez vous attendre à une vérification encore plus rigoureuse de la part des autres.

Si vous vous trompez dans les calculs et rédigez un article sur la base de chiffres erronés, vous verrez probablement se refermer un peu les portes des responsables publics et des attachés de presse. Mais ne pas mener des enquêtes amène à décevoir vos lecteurs et les contribuables dont l’argent finance ce type d’opérations.

Faites donc appel aux correcteurs et secrétaires de rédaction pour évaluer vos conclusions, ou discutez simplement des chiffres avec un collègue.

Plus vous vous habituerez à travailler avec les chiffres, plus cet exercice deviendra facile, et la qualité de vos articles s’en trouvera améliorée.

La journaliste Linda Nordling, spécialiste de la politique africaine pour la science, l'éducation et le développement, travaille au Cap, en Afrique du Sud. Rédactrice en chef de Research Africa, elle collabore au Réseau Sciences et Développement (SciDev.Net) et à des journaux comme Nature, etc.