23/02/15

Doutes sur les Ph.D. des universités privées en Ouganda

rsz_kampala_university.jpg
Crédit image: Jon Spaull

Lecture rapide

  • L’Ouganda qui n’avait aucune université privée en 1988 en avait déjà 28 en 2014
  • Le nombre de Ph.D. délivrés par la KIU est passé de 24 à 42 en un an
  • Une étude a révélé que ces thèses sont toutes de qualité inférieure aux normes.

Envoyer à un ami

Les coordonnées que vous indiquez sur cette page ne seront pas utilisées pour vous envoyer des emails non- sollicités et ne seront pas vendues à un tiers. Voir politique de confidentialité.

Avec la prolifération des universités privées, de multiples lacunes font craindre une baisse de niveau.

En 2013, tous les 66 Ph.D. délivrés par la Kampala International University (KIU) au cours des deux années précédentes avaient été invalidés par le Conseil national ougandais de l’enseignement supérieur.

Le Conseil a estimé qu’ils n’étaient pas conformes aux normes académiques, obligeant ainsi la KIU à mettre d’abord un terme à la délivrance de Ph.D. et à enquêter sur le problème.

Les universités privées à l’instar de la KIU essaiment partout en Afrique de l’Est.

L’annulation de ces Ph.D. est-elle symptomatique d’une profonde détérioration de la qualité de l’enseignement supérieur suite à la prolifération d’institutions privées dans le secteur de l’éducation ?

Ou alors s’agirait-il simplement d’une phase inhérente au processus d’apprentissage incontournable lorsqu’une nouvelle institution rivalise avec des universités publiques de renommée ?

En vérité, il s’agit probablement d’un mélange des deux.

Actuellement, une enquête menée par SciDev.Net suscite quelques interrogations ; non seulement par rapport à la KIU, mais aussi à l’organe chargé de la régulation du secteur de l’enseignement supérieur en Ouganda.

Essor du privé

En Afrique, l’offre proposée par les institutions d’enseignement supérieur publiques, restées longtemps négligées, est très largement inférieure à la demande.

Pendant des décennies, les gouvernements ont mis l’accent sur l’enseignement primaire et secondaire, avec comme conséquence aujourd’hui un nombre record de candidats qui frappent aux portes du supérieur.

Avec la déliquescence des universités publiques, on assiste à l’émergence d’universités privées qui essaient de combler le vide.

Bientôt, en Afrique, les universités privées à but lucratif seront plus nombreuses que les institutions financées par les deniers publics. [1]

Dans l’espace de la Communauté de l’Afrique de l’Est, on compte 361 universités qui proposent 4700 programmes d’enseignement.

Jusqu’en 1988, l’Ouganda comptait une seule institution du supérieur, à savoir l’Université de Makerere.

Déjà en 1998, ce chiffre était passé à sept, et à la fin de l’année 2014, l’on dénombrait 36 universités dont huit seulement sont des établissements publics.

L’Ouganda a longtemps été considéré comme le centre de l’enseignement supérieur en Afrique de l’Est, grâce en partie à la bonne réputation de l’Université de Makerere et aux taux moins élevés des droits universitaires exigés par ses institutions en comparaison avec ceux des pays voisins.

Toutefois, cette expansion rapide de l’enseignement supérieur privé dans la région pose un gros défi aux gouvernements : comment préserver la qualité de la formation ?

C’est la mission assignée à l’Inter-University Council for East Africa (IUCEA) [Conseil inter universitaire d’Afrique de l’Est] créé en 1980 par la Communauté de l’Afrique de l’Est pour coordonner le développement  de l’enseignement supérieur et la recherche dans ses États membres à cette époque, à savoir le Kenya, la Tanzanie, et l’Ouganda (le Burundi et le Rwanda sont aujourd’hui devenus des États membres de la Communauté).

Selon Mayunga Nkunya, Secrétaire exécutif du Conseil, l’IUCEA a été créé pour prévenir toute détérioration de la qualité de l’enseignement supérieur dans le contexte de cet essor rapide.

Le Conseil tente, depuis 2006, d’harmoniser les normes qualitatives dans ces États, même si actuellement, seulement 105 des 361 universités que compte l’espace communautaire ont adhéré à l’IUCEA.

Le Conseil a proposé à la Communauté de rendre obligatoire l’adhésion des universités et espère que cette proposition sera adoptée d’ici la fin l’année.

Il compte ensuite publier une liste de tous les programmes accrédités. Cette liste aura valeur de sceau de conformité.

Le paysage universitaire ougandais 

En Ouganda, les universités privées entrent peu à peu dans le marché du troisième cycle de formation, en proposant des programmes de mastère, et même de PhD…

Le Conseil national de l’enseignement supérieur en Ouganda (NCHE) a été créé en 2001 par les universités publiques et d’autres institutions d’enseignement supérieur pour garantir "l’excellence, l’accès et la pertinence des universités ougandaises pour le développement national".

En tant qu’organe régulateur de l’un des pays membres de la Communauté, le NCHE travaille en partenariat avec l’IUCEA pour préserver la qualité de l’enseignement supérieur en Ouganda au profit de tous les étudiants d’Afrique de l’Est.

Avec ses 10 000 étudiants, la KIU est l’une des plus grandes universités privées du pays.

Fondée en 2001, elle a connu une fulgurante expansion et vient d’ouvrir un deuxième campus en Tanzanie.

Une expansion si rapide qu’en 2007, elle a commencé à proposer des programmes non accrédités de Ph.D. en sciences sociales, soit deux ans avant que le NCHE ne l’y autorise en 2009.

Des voix dissonantes

Sarah Kyolaba est la coordonnatrice de la recherche et des enseignements postuniversitaires à l’Ecole des hautes études et de recherche de la KIU.

Elle est un pur produit de cette université où elle a successivement obtenu sa licence, son mastère et un Ph.D.

Il est donc probablement logique qu’elle défende ardemment les universités privées.

Sarah Kyolaba
Sarah Kyolaba. Credit: Jon Spaull

Pour elle, pendant longtemps en Afrique, la vieille génération des universitaires a délibérément mis en place un système de blocage de la carrière de leurs jeunes confrères, par peur de la concurrence.

Elle est convaincue que les universités comme la KIU participent au démantèlement progressif de cette culture, battant en brèche l’idée qui veut que l’on obtienne son Ph.D. la cinquantaine sonnée (en Ouganda, l’âge moyen des titulaires du PhD est de 48 ans).

Elle pense qu’au contraire, comme en Europe, les titulaires de Ph.D. doivent être principalement de jeunes universitaires qui ont encore "l’audace d’être productifs".

L’une des critiques souvent formulées à l’encontre de la KIU et d’autres universités privées similaires pointe du doigt le faible volet recherche de leurs programmes de Ph.D.

Une observation rejetée en bloc par Sarah Kyolaba. Tous les étudiants en cycle doctoral à la KIU ont l’obligation de publier au moins deux articles dans une revue évaluée par les pairs, souligne- t-elle.

Néanmoins, le seul nombre de Ph.D. délivrés par la KIU fait jaser au sein de la communauté universitaire ougandaise.

En 2011, soit deux ans seulement après l’ouverture de son cycle doctoral, la KIU a délivré 24 Ph.D. En 2012, ce chiffre est passé à 42.

Comment une université aussi jeune peut-elle délivrer en un an autant de Ph.D. que Makerere, la plus ancienne et la plus prestigieuse université du pays?

Comme d’autres pays africains, l’Ouganda compte très peu de titulaires de Ph.D. ; seulement environ un millier. Moins de 12 pour cent du personnel des universités est titulaire d’un Ph.D.

Vu la rareté de Ph.D. en Ouganda, certains universitaires se demandent si la KIU dispose du personnel qualifié nécessaire pour tenir un tel nombre d’étudiants en cycle doctoral.

Mais Sarah Kyolaba explique que les superviseurs viennent à la fois des autres universités ougandaises et de l’étranger, sans oublier les retraités de Makerere.

"À ceux qui affirment que la KIU décerne des Ph.D. de qualité inférieure, je réponds que toutes les universités ougandaises  produisent de la mauvaise qualité car nous utilisons tous les mêmes superviseurs", tranche-t-elle.

Autopsie des programmes de Ph.D.

En réponse aux appréhensions du milieu universitaire, en 2013, le NCHE a mis en place un groupe de travail chargé d’évaluer les 66 Ph.D. délivrés par la KIU en 2011 et 2012.

Le groupe de travail a conclu qu’ils étaient tous de qualité inférieure aux normes ; huit nécessitant des corrections mineures, 36 des révisions majeures et 22 n’étant tout simplement pas révisables.

Le groupe de travail s’est montré très critique sur les procédés de la KIU et ses systèmes de contrôle de qualité des Ph.D.

Elle a découvert que sept des superviseurs n’ont pas eux-mêmes de PhD, et que d’autres ont des Ph.D. délivrés par des universités non reconnues par le NCHE.

Il a par ailleurs critiqué le ratio élevé superviseurs/étudiants, avec dans l’un des cas un seul superviseur qui a encadré 14 étudiants, et identifié des cas de plagiat et de thèses mal conçues.

Sarah Kyolaba rejette toutes ces conclusions et désapprouve la manière dont le NCHE a traité la KIU en général.

Selon elle, le Conseil aurait dû surveiller les programmes de la KIU et intervenir pour résoudre tous les problèmes à mesure qu’ils se posaient.

Lorsque vous fixez un canevas à une université, vous devez suivre leurs activités, estime t- elle. Il ne sert à rien d’attendre pour autopsier une situation déjà pourrie.

Elle accuse en outre le NHCE de recourir aux enseignants d’institutions rivales pour évaluer les programmes de la KIU.

"Il y’a une rivalité entre les universités… quoi de plus normal"? Relève -t-elle.

Ses allégations ne sont pas dénuées de tout fondement.

John Opuda-Asibo, Directeur exécutif du Conseil, a pris fonction en 2013 après avoir présidé le groupe de travail sur les Ph.D. de la KIU alors qu’il était Vice-recteur de l’Université de Kyambogo, la deuxième plus grande université publique après Makerere.

John Opuda-Asibo
John Opuda-Asibo. Credit: Jon Spaull
Il estime que le NCHE ne s’est pas acquitté de sa mission de surveillance et de conseil auprès de la KIU au moment où ces programmes de Ph.D. étaient encore en cours.

Mais, il ajoute qu’en fin de compte, en tant qu’une institution autonome, la KIU "doit elle-même se sortir de cette impasse".

Il pense que c’est l’absence de compétences et le non-respect des procédures mises en place par la KIU elle-même qui sont à l’origine de ces Ph.D. de qualité douteuse.

Il entend prendre des mesures correctives et non punitives et se dit content de savoir que la KIU n’a pas contesté la décision rendue par le NCHE et collabore avec cet organe pour normaliser la situation. Depuis lors, la NCHE a validé 22 des 66 Ph.D. remis en question.

Des programmes redondants

En dehors des Ph.D. douteux, l’IUCEA nourrit d’autres inquiétudes liées l’essor rapide des universités privées en Afrique de l’Est, avec une prolifération des programmes non réglementés.

Mayunga Nkunya, Secrétaire exécutif de l’IUCEA, cite l’exemple d’une université de la région qui propose 610 programmes de formation, un nombre qu’il juge excessif pour une petite université.

Il estime que ces programmes sont pour la plupart des copies de programmes similaires conçus pour encourager les étudiants à suivre simultanément deux programmes, et souhaiterait que les États fassent davantage pour réglementer ce secteur.

Aux termes de la loi ougandaise, le NCHE doit accréditer tous les programmes de l’enseignement supérieur avant qu’ils ne soient dispensés.

Mais cette précaution n’a pas empêché  plusieurs  universités de  proposer des programmes non accrédités.

Deux universités ont vu leur autorisation d’ouverture révoquée par le NCHE. Notamment Fairland University en 2013 et Kayiwa International University en 2014.

En octobre 2014, cinq universités, dont Makerere, ont été sanctionnées pour avoir dispensé des enseignements sans avoir obtenu l’accréditation complète préalable du NCHE.

Les étudiants de l’Université de Kyambogo sont entrés en grève, craignant que leurs diplômes ne soient pas reconnus.

Danger réel?

Mais, Mayunga Nkunya n’est pas particulièrement inquiet de la prolifération des universités privées, à condition qu’elles soient bien réglementées.

Sa principale préoccupation concerne la rareté d’universitaires qualifiés titulaires d’un Ph.D. en Afrique de l’Est.

Il pense qu’à court terme, la situation va s’aggraver, avec le départ à la retraite de la génération actuelle des d’universitaires et la poursuite de l’expansion du secteur de l’enseignement supérieur.

Une pression qui oblige les universités à recruter des enseignants insuffisamment qualifiés, tandis que la forte demande d’universitaires titulaires d’un Ph.D. pousse des enseignants mal rémunérés à cumuler plusieurs emplois et à "aller d’université en université".

Ce qui compromet l’enseignement et la recherche puisqu’il leur reste peu de temps à consacrer aux travaux de recherche de qualité, la préparation des cours, la correction des copies ou au travail avec les étudiants.

Pour John Opuda-Asibo, il s’agit de "couacs" inévitables dans un secteur qui est encore à ses balbutiements.

Selon lui, les autres pays ayant connu un tel essor de l’enseignement supérieur privé ont eu une expérience similaire.

Il souhaiterait, toutefois que l’on dote le NCHE de plus de ressources pour orienter efficacement le secteur dans sa crise de croissance.

"En tant que Conseil, nous faisons notre devoir, mais nous pouvons faire mieux", souligne- t-il, en évoquant  des obstacles comme des installations et des moyens financiers insuffisants.

Actuellement, le NCHE est installé dans des locaux appartenant à l’Université de Kyambogo.

Son personnel ne compte que 40 employés et il doit par conséquent recruter des consultants pour l’aider à contrôler les universités dans toute l’Ouganda.

John Opuda-Asibo ne doute pas de l’importante contribution  que les universités privées peuvent apporter à l’augmentation en qualité et en quantité de l’enseignement supérieur en Ouganda.

Pour lui, ces universités contribuent "à sauver la situation". Certaines font déjà mieux que les universités publiques au niveau du premier cycle.

Selon lui, le NCHE doit "juste les superviser", et les convaincre d’adhérer aux mesures convenues pour la préservation de la qualité et établir une distinction entre la gestion académique et les intérêts des propriétaires  privés.

Quant à la KIU, Sarah Kyolaba affirme que lorsque les autres questions liées aux 66 Ph.D. litigieux seront résolus, l’université recommencera à délivrer des Ph.D, avec comme objectif de former entre 20 et 30 nouveaux Ph.D. chaque année.

Elle ne doute pas qu’un jour la KIU supplantera l’Université de Makerere comme institution universitaire la plus prestigieuse d’Ouganda.

Seul le temps dira si cette audacieuse affirmation deviendra réalité.

Mais, si l’Afrique veut réaliser les objectifs ambitieux qu’elle s’est fixés en matière de formation de Ph.D. –  la Banque Mondiale ayant exhorté le continent à former 10 000 nouveaux titulaires de Ph.D. au cours des dix prochaines années – les universités doivent y contribuer.

Il leur faudra une réglementation et une surveillance efficaces pour ne pas compromettre ce rêve.

Avec la contribution d’Esther Nakkazi.

Cet article fait partie de la série « Africa’s Ph.D. Renaissance » financée par la Carnegie Corporation de New York.

Cet article a été dans un premier temps publié sur le site Internet de l’édition mondiale de SciDev.Net.

Références

[1] The careers and producitivity of doctorate holders: Uganda report 2012 (Uganda National Council for Science and technology, 2012)
[2] Wachira Kigotho New partnerships to support 10,000 new PhDs in Africa (University World News, 11 July 2014)       

Related links