05/08/21

Cameroun : Soupçons de détournement des fonds de lutte contre la COVID-19

Yaoundé
Les bâtiments abritant le siège du gouvernement camerounais à Yaoundé. Crédit image: World Bank Photo Collection (CC BY-NC-ND 2.0)

Lecture rapide

  • L’audit révèle, entre autres, des surfacturations de plus de 15 milliards de FCFA
  • 12 dossiers pouvant donner lieu à une action pénale ont été transmis au ministère de la Justice
  • Malgré les protestations de la société civile, le Cameroun et le FMI ont conclu un nouvel accord de prêts

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[YAOUNDE] La synthèse du rapport d’audit de la Chambre des comptes de la Cour suprême sur la gestion du Fonds de solidarité nationale de 180 milliards de FCFA (presque 325 millions de dollars) pour la lutte contre le Coronavirus a été publiée au mois de juin 2021.

Les enquêteurs qui circonscrivent leurs investigations à l’exercice 2020 se sont appesantis sur les activités menées par le ministère de la Santé publique, celui de la Recherche scientifique et de l’Innovation et le ministère des Finances.

Expliquant que « les dépenses des autres départements ministériels jusqu’au 31 décembre 2020 au titre du fonds spécial ont été peu significatives ».

“La mauvaise gestion des fonds COVID-19 était prévisible parce que le plan de riposte mis sur pied n’était pas adapté et n’avait pas de contenu”

Albert Zé, économiste de la santé

Parmi les irrégularités constatées, l’audit indique que le ministère de la Santé publique a passé quatre marchés de médicaments, pour un montant de 536,44 millions de FCFA.

« Mais, il n’a pas été en mesure d’indiquer où ils avaient été stockés ni quel avait été leur usage. Ils n’ont pas fait l’objet d’enregistrement en comptabilité matière, de sorte que la Chambre des comptes estime que le risque de détournement est très élevé », indique le rapport.

Celui-ci dénonce également une surfacturation de 15,3 milliards de FCFA au profit de la société Mediline Medical Cameroon SA dans le cadre de l’acquisition de tests de dépistage.

A cela s’ajoutent « 1,25 milliard de FCFA de travaux payés sans être achevés et des doubles paiements de marchés générant un préjudice de 708,4 millions de FCFA », etc.

Cette enquête confirme en quelque sorte les accusations formulées depuis le début de la crise sanitaire au Cameroun par le député Jean Michel Nintcheu du Social Democratic Front (SDF), qui fut le premier à dénoncer « un scandale » autour de la gestion desdits fonds

Détournements prévisibles

Dans un texte publié le 22 juillet 2020, il accusait ouvertement le ministre de la Santé, Manaouda Malachie, « d’adopter une stratégie consistant à cacher laborieusement les mauvaises pratiques qui ont cours autour de la gestion de la COVID-19 ».

« Il ne cesse de mentir, que ce soit sur les coûts des matériels et des médicaments, les tests, le nombre de cas positifs, le taux de mortalité, le taux de létalité ainsi que le nombre de patients réellement internés dans les hôpitaux pour cause de COVID-19 », écrivait Jean-Michel Nintcheu.Dans un autre texte publié en décembre 2020 le parlementaire dénonçait la corruption et les cas de détournement de fonds publics autour de l’attribution des marchés.

Pour l’économiste de la santé Albert Zé, la mauvaise gestion des fonds COVID-19 était prévisible parce que le plan de riposte mis sur pied « n’était pas adapté et n’avait pas de contenu ».

« Si vous regardez par exemple les offres que les différentes administrations ont faites pour pouvoir décaisser de l’argent, vous allez voir qu’il y a beaucoup d’activités qui n’étaient pas significatives ; donc qui n’étaient pas alignées dans le cadre de la lutte contre la crise sanitaire », explique-t-il.

Pas d’expertise

Il estime que le gouvernement aurait dû mettre sur pied un comité d’experts chargé de réfléchir préalablement sur le contenu des activités, les stratégies et les actions à mettre sur pied pour atteindre les objectifs de lutte contre le coronavirus.

« On a plutôt fait l’inverse en appelant les administrations à venir présenter un certain nombre d’activités. Et ces administrations, n’ayant pas l’expertise requise pour pouvoir intervenir en période de crise, ont justement proposé des activités qui permettaient de décaisser juste de l’argent », analyse Albert Zé.

Le Fonds de solidarité nationale pour la lutte contre le coronavirus et ses répercussions économiques et sociales avait été créé le 3 juin 2020 avec une dotation de 180 milliards de FCFA dont 137 milliards FCFA devait provenir du budget général de l’Etat et 43 milliards de FCFA des fonds de concours constitués de prêts et de dons.

Suite à la publication de la synthèse de l’audit de la Chambre des comptes, le ministre des Finances a communiqué ce mois de de juillet 2021 le rapport de gestion de ce fonds de solidarité.

Louis-Paul Motazé précise que sur les 180 milliards FCFA budgétisés, les dépenses totales se chiffrent à 161,9 milliards de FCFA soit 153,2 milliards issus de prélèvements du budget général et 8,7 milliards de fonds de concours.

Ecart

Des chiffres qui contrastent avec ceux contenus dans le rapport de la Chambre des comptes qui estime à 167, 7 milliards de FCFA les dépenses totales du Fonds spécial en 2020.

Cet écart pourrait se justifier par des dysfonctionnements observés lors de l’audit de la Chambre des comptes. Dans son rapport, elle affirme en effet que « les documents comptables émanant de plusieurs sources officielles sont souvent contradictoires ».

Le document publié par le ministère des Finances n’a pas échappé aux critiques du député Jean Michel Nintcheu. L’élu estime par exemple que le ministre des Finances a le devoir de dire si les 153,2 milliards de FCFA ont été tirés des fonds octroyés par le Fonds monétaire international (FMI).

En effet, pour aider le Cameroun à lutter contre la pandémie et ses répercussions, le Fonds monétaire international avait accordé dès le mois de mai 2020 un crédit de 222,4 milliards de FCFA au Cameroun. Mais, ni la Chambre des comptes, ni le ministère des Finances ne font allusion à cette enveloppe…

Pour le député, si les ressources utilisées dans le cadre du fonds spécial viennent des financements obtenus du FMI, « le ministre des Finances a le devoir et l’obligation de le faire savoir au peuple camerounais et surtout de donner la destination du différentiel », réclame le député…

Avance de trésorerie

Le ministère de la Santé publique a été particulièrement cité dans ces irrégularités. Par exemple, le rapport d’exécution produit par le ministère des Finances indique qu’il n’a pas pu justifier l’utilisation de 45,9 milliards de FCFA versés par le ministère des Finances dans le cadre du mécanisme d’avance de trésorerie.

Mais, le ministre Manaouda Malachie a toujours rejeté les accusations portées contre lui et son département ministériel.

« Lorsqu’on avait un besoin pressant de masques, de gel ou d’équipements pour les hôpitaux, nous engagions la dépense et nous transférions le dossier, c’est-à-dire de la paperasse au ministère des Finances qui couvrait quand il pouvait. Donc on n’a jamais viré 15, 20 ou 30 milliards au ministère de la Santé », s’est-il défendu devant les députés en juin 2021.Au total, il affirme que les dépenses effectuées par la paierie spécialisée auprès du ministère de la Santé publique dans le cadre de la riposte sanitaire contre la COVID-19, s’élèvent à 34,5 milliards et non 45,9 milliards de FCFA.

« Il convient de relever que lesdites dépenses ont été exécutées en procédure normale et que la liasse documentaire en soutien de la dépense est bel et bien disponible dans les services du trésor qui relèvent d’ailleurs de votre département ministériel », précise Manaouda Malachie à l’endroit Louis Paul Motazé, le ministre des Finances, dans une correspondance le 27 juillet 2021.

Obscurité sur les fonds du FMI

Face à ces irrégularités et à l’obscurité qui entoure la gestion des fonds venus du FMI, un collectif de vingt femmes leaders issues de divers secteurs d’activités avait d’ailleurs décidé, dans une lettre ouverte datée du 4 juin 2021, d’interpeller le FMI.

« Il est pour nous incompréhensible que l’argent emprunté au FMI, précisément pour aider à lutter contre la COVID-19 ait été détourné et volé », fustige Edith Kah Walla, un des leaders du groupe.

Pour ne pas relâcher la pression, le collectif de femmes a adressé une seconde lettre le 27 juillet 2021, dans laquelle il réitère la nécessité de mener un audit indépendant des fonds déjà alloués.

Il exige aussi des poursuites judiciaires contre les personnes soupçonnées de détournements de fonds et la mise en place de nouvelles procédures de gestion financière avant tout nouveau décaissement du FMI en faveur du Cameroun.

Ces lettres n’ont pas eu l’effet escompté, puisque le FMI et le gouvernement camerounais viennent de conclure un nouvel accord de prêt d’environ 375 milliards de FCFA, selon un communiqué de presse du ministre des Finances daté du 29 juillet 2021.

Audit indépendant

« Incompréhensible », regrette Edith Kah Walla. Dans une interview avec SciDev.Net, cette dernière manifeste sa déception en déplorant qu’ainsi, « le FMI n’arrive pas à respecter les accords que lui-même signe avec un pays comme le Cameroun ».

Cette dernière explique que dans l’accord sur les fonds alloués par l’institution dans le cadre de la COVID-19, le gouvernement camerounais avait le devoir d’effectuer un audit indépendant, un reporting semestriel et le respect de la loi camerounaise en matière de gestion des finances publiques. Or, à l’en croire, ces conditions n’ont pas été remplies.

Quoi qu’il en soit, la Chambre des Comptes a décidé d’ouvrir quatorze procédures pour faute de gestion et de transmettre au ministre de la Justice douze dossiers susceptibles de revêtir une qualification pénale.

Au 4 août 2021, le Cameroun a totalisé 82 064 cas confirmés de COVID-19 pour 1 334 décès. « Des camerounais sont morts du Covid-19 parce que les tests n’étaient disponibles, parce que l’oxygène n’était pas disponible ou parce que les équipements de protection individuelle n’étaient pas disponibles », regrette Edith Kah Walla…