30/04/12

L’innovation locale pour le développement : Faits et chiffres

Des inventeurs locaux ont transformé des motos d'occasion en moulins à farine Crédit image: SRISTI, Ahmedabad

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Adrian Smith et ses collègues analysent l’innovation locale, son potentiel pour le développement et les défis que les praticiens doivent relever.

Pour qu’une idée débouche sur la création d’un nouveau produit, d’un nouveau service ou d’un nouveau système, il faut souvent suivre systématiquement les différentes étapes du processus d’innovation. D’ordinaire, les politiques visant à promouvoir l’innovation tissent des liens associant entreprises, institutions scientifiques, investisseurs et décideurs, dans le but de suivre les progrès des technologies jugées prometteuses. Pourtant, l’innovation se fait aussi en dehors de ces systèmes nationaux et régionaux d’innovation.

Des efforts d’innovation locale et alternative reconnaissent ainsi la valeur des solutions locales sans cesse développées pour améliorer les conditions de vie et promouvoir la durabilité. Enraciner l’innovation dans les questions, les ressources, les capacités et les conditions socioéconomiques locales permet de lui donner du sens pour les communautés, qui gardent ainsi un contrôle sur les processus et les résultats. Les innovations locales nécessitent des politiques adaptables, localement inclusives, assez différentes des politiques classiques.

Récemment, les organismes de développement, les bailleurs de fonds, les gouvernements et les organisations non gouvernementales (ONG) ont réinscrit l’innovation locale au cœur de leurs programmes d’action. Mais pour les praticiens, c’est là une stratégie qui n’a jamais véritablement été abandonnée. Plusieurs réseaux la soutiennent depuis les années 1970, voire plus tôt, quand des organisations comme le Groupe de développement des technologies intermédiaires (fondé en 1966 et rebaptisée depuis Practical Action) et la Fondation Dag Hammarskjöld ont, pour la première fois, attiré l’attention sur les innovations locales en tant que partie intégrante de l’alternative à l’industrialisation à grande échelle et à forte intensité technologique qui domine la théorie et la pratique du développement.

Le défi actuel consiste à intégrer, lors de la Conférence des Nations Unies sur le développement durable (Rio+20) et au-delà, le potentiel de l’innovation locale dans les débats portant sur la recherche, les indicateurs et les voies menant au développement durable.

Diversité et perspectives

L’exceptionnelle diversité des innovations locales, notamment en termes de technologies, de personnes impliquées, d’organisations, d’objectifs et de contextes, fait qu’elles sont difficiles à cerner. Des termes qui se recoupent comme ‘innovations orientées par les utilisateurs’, ‘innovation inclusive’, ‘innovation sociale’ et les cultures hacker rajoutent à la confusion. Reste néanmoins une caractéristique fondamentale : les innovations locales doivent découler du développement local ou être orientées vers celui-ci.

Les innovations locales sont développées par des réseaux d’activistes, de praticiens et d’organisations qui produisent des solutions nouvelles, développées au niveau local, pour le développement durable. Ces solutions se doivent d’être adaptées aux conditions locales ainsi qu’aux connaissances, intérêts et valeurs des communautés. L’innovation locale peut être vue sous trois angles différents, chacun mettant l’accent sur une partie distincte du processus.

Rickshaw driver

Des innovateurs locaux ont mis au point un train d’engrenage plus facile à utiliser pour les cyclo-pousses

Flickr/Dey

La première perspective, celle de l’ingéniosité locale, met l’accent sur les innovations émanant de groupes locaux ou d’inventeurs individuels. Il peut s’agir, par exemple, du développement, par des agriculteurs, de systèmes d’irrigation [1] ou de la mise au point, par les conducteurs de cyclopousses, d’un nouveau train d’engrenage pour leurs engins [2]. L’accent est placé sur les personnes qui innovent pour leur propre bien-être et celui de leurs communautés, en s’inspirant peut-être des connaissances autochtones, transformées parfois en entreprises sociales, grâce à un concours externe.

Des organisations comme le Réseau HoneyBee ou d’autres institutions complémentaires (voir tableau 1) identifient des innovateurs, qu’elles aident à documenter et développer des connaissances, des idées et des produits, comme le lave-linge à pédales [3] ou l’aérateur de compost. Après les séismes dévastateurs qui ont frappé Alto Mayo au Pérou en 1990, Practical Action a ainsi collaboré avec les communautés locales pour le développement de la ‘quincha améliorée’ – une maison dont la structure est constituée de poutres et de fines bandes en bois enduites de boue, inspirée par les techniques traditionnelles locales de construction. Des milliers de ménages ont adopté ce style de construction, qui s’est montré bien résistant aux séismes ultérieurs. Practical Action a par ailleurs participé à la mise au point du pot zeer [5], un réfrigérateur artisanal qui prolonge la durée de conservation des produits alimentaires, réduisant ainsi la quantité de déchets et améliorant la nutrition.

La deuxième perspective met l’accent sur le renforcement des capacités locales qui émergent lors de la collaboration entre les communautés et les inventeurs de technologies. Les groupes locaux ne sont donc pas forcément les innovateurs, mais les inventeurs s’assurent que ces groupes sont bien impliqués dans l’adoption de la technologie et en tirent profit. Il peut s’agir d’objets produits en masse comme les systèmes photovoltaïques solaires. Dans d’autres cas, la technologie est développée avec la participation active de la communauté dans la conception, la fabrication, la maintenance et l’exploitation.

Ici, l’accent est mis sur le processus d’innovation en tant qu’outil ou catalyseur du renforcement des compétences, des liens et des partenariats organisationnels nécessaires pour des processus de développement plus larges, comme générer des revenus, renforcer la sécurité et les moyens de subsistance, ou développer les capacités organisationnelles. C’est ainsi qu’au Brésil, le Réseau de technologies sociales (voir tableau 1) affirme qu’il est possible d’établir des relations socialement plus équitables entre technologues et communautés locales, pourvu que la communauté contrôle à la fois le processus d’innovation et la distribution des résultats.

La troisième perspective est parfois la plus critique, en ce qu’elle rejette l’appui aux initiatives et aux technologies les plus modestes comme étant une forme d’idéalisation d’un développement de ‘seconde classe’. Les programmes de soutien à l’innovation locale sont, pour les adeptes de cette opinion, perçues comme optimistes à l’excès et ne s’attaquant pas aux causes politiques, économiques et sociales profondes de la pauvreté, de l’exclusion sociale et de la consommation non durable, des causes contre lesquelles on ne peut lutter par des initiatives locales. Les innovations venues de la base ont peu d’impact sur la distribution des pouvoirs en matière des échanges commerciaux ou des investissements, et encore moins sur les économies du savoir qui canalisent les activités scientifiques vers les intérêts des riches et de ceux qui contrôlent le capital. Pourtant, les défenseurs de l’innovation locale estiment au contraire que les activités initiées par la base rendent l’injustice parfois inhérente à ces structures économiques et sociales plus évidente, et sert ainsi de critique aux exclusions sociales associées aux systèmes d’innovation classique.

Quelle que soit la perspective adoptée, les innovateurs locaux produisent des connaissances et expériences précieuses. Le défi pour les institutions de recherche scientifique ou les innovateurs classiques consiste à apprendre à composer avec cette diversité.

Les réseaux d’innovation

Au vu du caractère généralement informel des innovations locales, les données disponibles sont plutôt éparses. Le tableau 1, qui ne se veut pas exhaustif, répertorie certains des réseaux et des programmes qui proposent fonds, visibilité, orientation, formation, services, diffusion, ateliers et plaidoyer afin de soutenir l’innovation venue de la base.

Tableau 1: Réseaux d’innovation locale
Réseau/Institution Présentation  

Activités et zone géographique

Exemples d’innovations  

Prolinnova (Promotion de l’innovation locale dans l’agriculture écologique et la gestion des ressources naturelles)

Agit pour promouvoir l’innovation locale dans l’agriculture écologique et la gestion des ressources naturelles. Valorise les savoirs locaux et l’expérimentation informelle auprès des agriculteurs, des habitants des zones forestières, des éleveurs et des pêcheurs. L’objectif visé est le développement de méthodes, de compétences et d’expérience.

Vocation internationale : 16 plateformes nationales en Afrique et en Asie, et une plateforme régionale pour les Andes.

Documentation paysanne utilisant une vidéo participative au Ghana ; innovation participative pour l’adaptation aux changements climatiques [913kB] au Népal ; établissement de liens entre l’innovation agricole et la gestion du VIH/Sida au Malawi ; innovation dans les activités d’élevage menées par les femmes [1.65MB] en Afrique du Sud.

Réseau international des technologies adaptées et la Conférence internationale sur les technologies adaptées

Créé pour poursuivre l’œuvre des conférences annuelles sur les technologies adaptées.

Afrique, pays du Sud et Etats-Unis ; 5 conférences annuelles organisées depuis 2004.

Construction en terre stabilisée en réponse à la pénurie de logements dans les villes africaines ; TIC pour l’amélioration des plantes et l’accès aux marchés.

Centre de ressources en ligne des systèmes nationaux d’innovation en Asie-Pacifique

Offre l’accès à des ressources et données rassemblées par des projets de promotion des politiques et pratiques nationales d’innovation dans les pays d’Asie-Pacifique. Comprend un Répertoire des innovations locales vertes et des savoirs traditionnels qui encourage les responsables des institutions universitaires et de recherche-développement (R-D) à mettre l’accent sur les innovations locales.

 

Asie-Pacifique : visites terrain et organisation de six ateliers en 2007-2008 en Chine, aux Philippines, en Malaisie, au Sri Lanka et en Inde.

Associé au Réseau HoneyBee (voir ci-dessous).

Réseau Honey Bee

Regroupe des individus et des institutions qui collectent, documentent, et diffusent les innovations et pratiques.  

Bénéficie du soutien institutionnel de la Société pour la recherche et les initiatives dans le domaine des technologies et institutions durables (SRISTI) et de la Fondation nationale indienne pour l’innovation (NIF).

Asie – Inde.

A documenté plus de 100.000 idées, innovations locales et pratiques issues des savoirs traditionnels. Les membres peuvent participer à des voyages appelées Shodh Yatra, pour visiter les communautés rurales en vue d’identifier et documenter des idées ingénieuses non reconnues.

Techniques traditionnelles de culture du riz et des arbres fruitiers adapté aux conditions locales; main-d’œuvre/machines à bas prix, par exemple pour le tissage du sari en serviettes hygiéniques moins chères ou la transformation du bambou ; systèmes d’irrigation adaptés aux cultures locales ; système d’engrenage pour cyclo-pousses.

Réseau d’extension de l’innovation locale (Grassroots Innovation Augmentation Network, ou GIAN)

Pépinière de technologies et d’entreprises dans le domaine des innovations locales et des savoirs traditionnels, associée au réseau HoneyBee et à la NIF.

Asie – Inde ; six régions et plusieurs pépinières dans les différents Etats.

Le GIAN a créé des pépinières dans les différentes régions de l’Inde pour commercialiser les innovations.

Le bus-chameau ; un projecteur cinématographique ; une arracheuse d’arachide ; une excavatrice.

Bibliothèque numérique des savoirs traditionnels (Traditional Knowledge

Digital Library ou TKDL)

Comble le fossé entre l’information sur les savoirs traditionnels en langues locales et les bureaux internationaux chargés d’examiner les brevets.

Asie – Inde ; jusqu’à présent, plus de 150 ouvrages sur la médecine traditionnelle ont été transcrits.

Savoirs traditionnels pour les systèmes indiens de médecine , dont l’Ayurveda, l’Unani, le Siddha et le Yoga.

Centre pour la Science pour les Villages (CSV)

Etablit des liens entre les scientifiques et les communautés rurales en organisant des formations et d’autres actions.

Asie – Inde ; plus de 100 employés et volontaires sur trois campus de démonstration.

Collecte des eaux de pluie ; pesticides à base de plantes ; ruche d’abeilles.

Réseau chinois d’innovation (China Innovation Network, ou CHIN)

Université de Tianjin

Centre jumeau du SRISTI. Souhaite instituer une bourse en innovation et créer un répertoire international de l’innovation locale et des savoirs traditionnels.

Asie – Chine ;

compte 54 universités partenaires réparties sur 30 provinces chinoises ; a déniché environ 6000 innovations.

Une houe cyclique ; un monte-charge simple pour hisser les produits agricoles sur les toits pour les faire sécher.

Banque de données nationales sur les innovations locales – Malaisie

Apporte un appui institutionnel à l’identification, la promotion et le développement des innovations locales et des savoirs traditionnels en Malaisie.

Asie-Pacifique – Malaisie ; 228 innovations citées.

Lutte contre la reproduction des moustiques dans les gouttières ; production du bioéthanol à partir de l’amidon extrait du manioc.

Practical Action

Utilise la technologie pour lutter contre la pauvreté, collabore avec les communautés dans les domaines de l’énergie, de l’agriculture, des infrastructures urbaines, des nouvelles technologies et de la gestion des déchets.

 Vocation internationale ; siège au Royaume-Uni ; des bureaux au Bangladesh, en Afrique de l’Est, au Népal, en Asie du Sud, en Afrique australe et au Soudan.

Une nanotechnologie de filtrage de l’eau ; téléphériques par gravitées pour le transport des produits agricoles vers les marchés dans les régions montagneuses ; reconstruction des logements après le tsunami.

Réseau des technologies sociales – Brazil (Red de Tecnologias Sociales)  

Soutient les produits et techniques développés en coopération avec les communautés. A inspiré d’autres réseaux comme  Red TISA (voir ci-dessous).

900 organisations membres en Amérique latine. Son Prix annuel de la technologie permet de constituer une base de donnéesdes participants et des projets.

Stockage de l’eau potable (‘cisternas’) ; bio-digesteurs utilisant des bouses de vache pour la production de l’énergie domestique ; foire des semences

pour l’échange des variétés traditionnelles en Argentine rurale et au Paraguay.

Réseau des technologies pour l’inclusion sociale  – Argentine (Red de Tecnologías para la Inclusion Social de Argentina – Red TISA)

Contribue à la production et l’échange des savoirs communautaires et technoscientifiques, et échange des connaissances pour le développement inclusif et durable.

Amérique latine – Argentine; 90 institutions et projets.

Projets coopératifs de recyclage ; machine de récolte de la canne à sucre destinée aux petits producteurs.

Banque de technologies sociales – Brésil (Fundacao Banco Tecnologias Sociais)

Base de données comprenant les technologies sociales certifiées par le Prix de technologie sociale de la Fondation de la Banque du Brésil.

Amérique latine – Brésil ; plus de 600 entrées certifiées.

Horticulture en milieu aride et transformation de la noix et du fruit du cajou en pulpe ; projets d’agro-écologie urbaine ; conservation et recyclage de l’eau.

Centre uruguayen des technologies adaptées

Organisation à but non lucratif qui coopère étroitement avec centre d’écologie sociale en Amérique latine en matière d’énergie et de plantes médicinales.

Amérique latine – Uruguay.

Productiond’énergie durable à bas coûts ; cartes cognitives des utilisations des plantes médicinales locales et traditionnelles.

Grassroots Innovations – Royaume-Uni

Aide à mieux comprendre les processus de l’innovation locale en s’appuyant sur la recherche.

Royaume-Uni ; expansion vers d’autres pays en cours.

A documenté des innovations locales dans les domaines de l’énergie, de l’alimentation, du logement et des monnaies complémentaires.

Groupe d’innovation locale (GIG) de l’Institut des technologies du Massachussetts (MIT)  

Développe des technologies de production et des systèmes informatiques individuels à bas coûts.

Etats-Unis ; 20 projets en cours.

Prometheus, un réseau d’apprentissage en cours de développement au Costa Rica ; nouvelles approches de l’enseignement de la programmation informatique.

D-Lab, MIT  

Assure la promotion des technologies adaptées et à faibles coûts pour le développement international.

Etats-Unis et reste du monde ; des centaines de projets.

Foyer solaire portable ; filtre à eau en céramique ; éclairage pour cyclo-pousses à bas-coût actionné par pédales.

Ashoka  

Premier à utiliser le terme ‘entrepreneurs sociaux’ pour designer les personnes qui apportent des solutions aux besoins sociaux pressants et impulsent la société. Le Réseau Ashoka pour l’entrepreneuriat social compte plus de 2000 membres et appuie le réseautage et l’apprentissage pour la réalisation des objectifs sociaux.

Vocation internationale ; programmes exécutés dans plus de 60 pays ; 25 bureaux régionaux en Afrique, dans les Amériques, en Asie, en Europe, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

Formation en soins infirmiers à domicile en Afrique du Sud ; implication des jeunes dans la gestion communautaire des forêts au Pérou ; inclusion numérique au Brésil.

Contribuer à la durabilité

L’approche locale n’est que l’une des nombreuses stratégies de promotion d’une innovation plus inclusive, tout comme elle ne représente qu’une approche parmi d’autres du développement durable. Cela étant, les nouvelles initiatives orientées vers la base doivent s’inspirer des centres de technologies adaptées qui existent et des organisations qui répondent directement aux besoins des citoyens et des groupes locaux en matière de recherche scientifique, appelées ’boutiques de sciences’ (en anglais, science shops) [6].

La recherche a permis d’identifier trois dilemmes qui caractérisent, et ce avec persistance, l’innovation locale. [7]

Biogas generator, Vietnam

Les innovations locales comme les générateurs de biogaz doivent être plus abordables

Flickr/elFrank70

Tout d’abord, comment mettre l’accent sur les problèmes locaux, tout en recherchant une diffusion et une influence larges ? Les bailleurs de fonds et les programmes d’appui sont souvent à la recherche de méthodes de développement et de reproduction des innovations dans différentes régions et sur plusieurs marchés, ce qui pose un obstacle potentiel à l’adaptation aux conditions locales. Ainsi, diffuser des pratiques de construction de logements qui n’utilisent que des matériaux locaux et des compétences locales nécessite plus d’efforts qu’une initiative qui vise à étendre la vente de logements standard.

Le deuxième dilemme tient au fait que les innovations adaptées aux conditions locales se conforment souvent, à terme, aux déséquilibres locaux qu’elles ambitionnent pourtant de transformer. Si l’objectif recherché est de renforcer les capacités locales, les innovations locales doivent promouvoir un développement durable et socialement équitable, et non perpétuer les conditions existantes. Ainsi, des générateurs de biogaz développés pour permettre l’accès des pauvres à l’électricité en Inde ont permis de fabriquer des produits technologiques auxquels seuls les villageois nantis peuvent prétendre. [8]En réalité, les innovations locales se doivent d’être inadaptées, à court terme, et accompagnées d’un processus permettant de provoquer des changements afin d’en assurer efficacité dans un avenir plus équitable.

Enfin, le plus gros dilemme consiste à faire émerger, par les différents projets, des solutions à des problèmes qui nécessitent de faire évoluer l’équilibre du pouvoir économique et social. Les projets émanant de la base veulent intégrer la durabilité et la justice sociale sans véritablement s’attaquer aux structures sociales plus larges à l’origine même de la non-durabilité et de l’injustice. Le plus souvent, les innovateurs locaux n’ont pas accès aux institutions de R&D, doivent faire face à l’insuffisance des ressources et des infrastructures, et ne disposent pas de la gamme complète de compétences susceptibles de garantir le succès de leurs initiatives. La première génération de ’boutiques de sciences’  montre à quel point les activités peuvent être mal interprétées et marginalisées par des systèmes classiques d’évaluation des connaissances scientifiques qui se révèlent inappropriées, comme le processus d’évaluation par les pairs pour les publications et les revues.

Néanmoins, certains signes suggèrent que les innovateurs sociaux apprennent à surmonter ces dilemmes (voir Encadré 1). Mais en l’absence de stratégies de résolution des problèmes structurels plus larges, les innovations locales auront beaucoup de mal à s’imposer.

Encadré 1. Apprendre à surmonter les dilemmes persistants de l’innovation locale

Au Kenya, l’expérience du développement de l’électricité photovoltaïque décentralisée [9] prouve qu’il est possible de transformer l’environnement local tout en s’y adaptant. Mais cette initiative relève aussi les défis à long terme que cela implique : développer des systèmes technologiques et des modèles d’entreprises, former des installateurs, et lutter contre l’apathie des décideurs a ainsi nécessité de longues années, mais a contribué à rendre l’environnement socioéconomique plus favorable à la conception du système solaire domestique qui a été développé.

En Inde, le mouvement scientifique du peuple (People’s Science Movement) [10] a élaboré une approche adaptée aux liens sociaux qui sont nécessaires pour qu’une technologie ait du succès. Les innovateurs ont constaté que la mise en œuvre d’un processus plus sûr et plus propre de tannage des peaux d’animaux nécessitait des innovations parallèles aux processus organisationnels. Cela a consisté à redéfinir les relations entre les collecteurs des peaux d’animaux et les tanneries, et développer un modèle d’entreprise coopérative pour l’industrie du cuir dans la région.

Enfin, au Brésil, les ‘pépinières de technologie sociale’ sont développées grâce à des partenariats entre les universités et les coopératives, et des projets de commerce équitable servent de stratégie pour inscrire les communautés locales davantage au coeur des initiatives de recherche-développement.

Coopérer avec la base

A l’échelle locale, il existe un ferment d’activités novatrices pour le développement durable, comme les initiatives communautaires en matière d’alimentation et d’énergie, la (re)fabrication, l’assainissement communautaire ou les projets d’adduction d’eau. Les capacités locales d’innovation génèrent des idées de développement durable orientées par les utilisateurs, (en anglais, ‘user-led’), qui empêchent les communautés de s’enfermer dans un développement inadapté à l’évolution des circonstances.  

Mais afin d’accorder aux innovations locales le sérieux qu’elles méritent, il faudra redéfinir leurs relations avec les institutions scientifiques et technologiques, et cela passe aussi par la révision des systèmes d’innovation classiques. [11]

Les politiques publiques peuvent y jouer un rôle important, en récompensant les chercheurs qui coopèrent avec les communautés locales, et en reconnaissant que ce travail vient compléter des productions scientifiques plus classiques comme les publications et les brevets. Pourtant, dans le cadre du processus Rio+20 et au-delà, les négociations au sujet des réseaux de recherche et des indicateurs de durabilité n’ont pas encore abordé la question de la prise en compte de l’innovation locale dans les processus de production des savoirs.

L’autre question épineuse concerne la propriété intellectuelle. Certains soutiennent que l’innovation locale doit être ouverte et diffusée gratuitement ; d’autres estiment au contraire que les innovateurs doivent tirer profit de leur travail. Même les personnes enthousiasmées par l’accès libre reconnaissent la nécessité de ‘protéger’ ces travaux contre le brevetage par des entreprises prédatrices. Le réseau HoneyBee ambitionne d’y parvenir, malgré les nombreux défis à relever, dans un partenariat avec la Fondation nationale indienne pour l’innovation (NIF).

Des politiques d’innovation plus équilibrées, impliquant véritablement la population à la base, offriraient un véritable espace à une collaboration permanente entre communautés locales et chercheurs, ainsi que de précieuses ressources. Cette collaboration se doit d’être un processus à double sens en s’assurant que la base contribue à l’identification des futurs programmes de recherche et des priorités de financement. En Equateur, un processus participatif de planification inédit fait de tables-rondes et discussions, espère ainsi intégrer de façon inédite les savoirs locaux et traditionnels dans un Plan national pour la science, la technologie, l’innovation et les savoirs ancestraux. [12]

Using mobile phones

Les technologies de pointe comme les téléphones mobiles peuvent contribuer à la réussite des innovations locales

Flickr/Kiwanja

Cependant, les limites entre les systèmes d’innovation classique et ceux favorisant innovation locale ne sont pas étanches. De nombreux groupes constituent des réseaux en diffusant des bulletins d’information et en organisant des réunions en personne. Mais les téléphones mobiles et les radios sont aussi utilisés pour transférer des fonds, échanger des informations sur le marché, ou diffuser de nouvelles pratiques dans des secteurs comme l’agriculture et la construction. La réussite des innovations locales dépend ainsi en partie des technologies développées par les systèmes d’innovation classique, tout comme la domestication des hautes technologies en vue d’une utilisation locale nécessite un travail d’adaptation, avec de l’innovation locale, aux besoins locaux.

Les sociétés plus nanties comptent de nombreux innovateurs sociaux ainsi que des réseaux d’innovation locale [13] qui représentent un mouvement de promotion de l’innovation durable différent des débats sur les technologies propres et l’économie verte qui ont, jusqu’ici, dominé les préparatifs du Sommet Rio+20.

Les grandes occasions comme Rio+20 offrent à la communauté internationale l’opportunité de renouer plus efficacement et équitablement avec les nombreuses activités émanant des communautés à la base. La Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement organisée à Rio en 1992 avait essayé de le faire à travers l’Agenda 21 local. L’intérêt renouvelé pour l’innovation locale est l’occasion de relever des défis de longue date et de créer les conditions nécessaires pour que tous les pays tirent profit de l’ingéniosité de leurs communautés.

Adrian Smith et Elisa Arond sont respectivement chercheur principal et attachée de recherche à l’Unité de recherche sur la politique scientifique et technologique (SPRU) et au Centre STEPS (Social, Technological and Environmental Pathways to Sustainability) de l’Université du Sussex au Royaume-Uni.

Mariano Fressoli est chercheur, et Hernán Thomas, professeur de science, technologie et société ; tous deux sont affiliés à l’Institut des études scientifiques et technologiques à l’Université nationale de Quilmes en Argentine.

Dinesh Abrol est chercheur en chef à l’Institut national d’études scientifiques, technologiques et de développement en Inde.

Cet article fait partie d’un Dossier spécial : Soutenir l’innovation locale

Références

[1] Annasaheb Udagavi. Washing Away Whiteflies with a Rain Gun: Saga of a Sprinkler Designer. Honey Bee 8, 5-6 (1997)
[2] Vinoo Kaley. Pedalling Uphill: An Innovation on the Roadside. Honey Bee 7, 5-6 (1996)
[3] Pedal-powered washing machine (National Innovation Foundation, India)
[4] ‘Quincha’ earthquake-resistant housing (Practical Action)
[5] Zeer pot fridge (Practical Action)
[6] Science shops (Living Knowledge, The International Science Shop Network)
[7] Grassroots innovation – historical and comparative perspectives (STEPS Centre)
[8] Henny Romijna, et al. Biomass energy experiments in rural India: Insights from learning-based development approaches and lessons for Strategic Niche Management. Environmental Science and Policy 13, 326–338(2010)
[9] Lighting Africa: Catalyzing Markets for Modern Lighting
[10] People’s Science Movement of Kerala, India (2008)
[11] Trace, S. An era of innovation for the poor? (Practical Action, 2012)
[12] UNESCO Regional Bureau for Science in Latin America and the Caribbean. National Science, Technology and Innovation Systems in Latin America and the Caribbean [12.6MB] (UNESCO 2010)

[13] Grassroots Innovations: About GIs (Grassroots Innovations)