22/06/10

Pour une reconnaissance des systèmes médicaux traditionnels

A moins de respecter leurs intérêts et leurs valeurs, les gardiens des traditions pourraient ne pas partager les connaissances autochtones Crédit image: Flickr/勞動的小網管

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Pour Antony Taubman de l’Organisation mondiale du Commerce, il est temps d’abandonner l’idée selon laquelle les systèmes médicaux traditionnels n’ont rien à contribuer à la science médicale moderne.

D’un point de vue moderniste et superficiel, les connaissances médicales traditionnelles pourraient être jugées comme un vestige de cultures archaïques, dépourvues de l’illumination intellectuelle du Siècle des Lumières.

Pourtant, la recherche médicale continuant à tirer des enseignements de la médecine traditionnelle, et le système des brevets ayant fini par reconnaître de manière méthodique les systèmes de connaissances traditionnels, il serait aujourd’hui difficile de trouver des arguments justifiant une fracture fondamentale entre les connaissances dites ‘modernes’ et celles dites ‘traditionnelles’.

L’OMS signale que 80 pour cent des personnes dans certains pays dépendent de la médecine traditionnelle pour leurs soins de santé primaires. L’organisation a mis sur pied une stratégie visant à intégrer la médecine traditionnelle dans les systèmes de santé nationaux. De toute évidence, la médecine dite ‘alternative’ serait plutôt ‘courante’ pour grand nombre d’entre nous.

De nombreux médicaments modernes puisent leurs origines, bien sûr, dans les connaissances des tradipraticiens. Hippocrate – celui-là même qui a contribué à donner une base empirique à la médecine clinique et a été le premier à codifier les responsabilités éthiques des médecins – a prescrit de l’écorce du saule pour le traitement des douleurs et de la fièvre, ouvrant ainsi la voie à l’aspirine. Il a également été un précurseur de l’école de médecine traditionnelle Unani, largement pratiquée en Asie du Sud.

Des objectifs opposés, ou complémentaires ?

La base empirique solide de nombreuses connaissances traditionnelles s’étend sur plusieurs générations, comportant des éléments scientifiques même aux plus sceptiques des chercheurs modernes. Mais il serait aviser de considérer les connaissances traditionnelles comme des systèmes de connaissances – des manières d’organiser et d’analyser les faits, et de développer des traitements appropriés – et non pas uniquement comme des filons de données brutes à exploiter.

Toute érosion ou perte des systèmes de connaissances traditionnelles sera ressentie par tous. Ils offrent, en effet, des voies possibles pour relever les défis futurs en matière de santé qu’on ne peut se permettre de négliger.

Mais cette perte serait ressentie plus directement par les communautés mêmes qui entretiennent les systèmes médicaux traditionnels, non seulement pour des soins de santé pratiques, mais aussi comme une partie de leurs identités culturelles. La récente Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones reconnaît le droit d’entretenir, de contrôler, de protéger et de développer les connaissances traditionnelles ; cela comprend les médicaments, et le droit d’entretenir les pratiques de santé traditionnelles.

Pourtant, dès qu’il s’agit de documenter la médecine traditionnelle ou d’y avoir recours dans la recherche médicale, on assiste souvent à des accusations d’appropriation illicite et de manque de respect pour les origines des connaissances autochtones. On assiste ainsi à l’émergence de risques de tensions entre la protection des connaissances dans leur contexte traditionnel et la promotion d’une plus large utilisation et diffusion de ces savoirs.

Ces objectifs – à savoir, la préservation, la protection et la promotion – peuvent-ils être compatibles ?

Tout dépend de la nature des partenariats – il leur faut être fondés sur le respect et la précision concernant les différents droits en questions. Si les connaissances sont faites pour être partagées, témoigner d’un respect pour les systèmes de connaissances traditionnelles permettra leur utilisation durable dans les domaines de la recherche et du développement.

Protéger pour préserver …

En d’autres termes, sans la protection, la préservation est vouée à l’échec.

De nombreuses initiatives sont en cours dans le but de collecter, de recenser et de documenter les connaissances traditionnelles, et de les diffuser par le biais de bases de données et de publications. Paradoxalement, ces efforts de préservation peuvent exposer les systèmes de connaissances à encore davantage d’érosion, car ils peuvent alimenter les préoccupations au sujet de leur appropriation illicite. Les outils de l’ère de l’information numérique peuvent ainsi, de façon involontaire peut-être, dépouiller les connaissances de leur contexte intellectuel et juridique.

En outre, les gardiens des traditions seront réticents à partager leurs connaissances avec les développeurs de médicaments, à moins d’être sûrs que leurs intérêts et leurs valeurs seront respectés.

Dans tous les cas, une accumulation de données brutes sera d’une valeur limitée si nous ne soutenons pas, dans le même temps, les systèmes de connaissances qui donnent aux données tout leur sens.

En pratique, le simple fait de savoir qu’une plante dispose d’une propriété médicinale identifiée peut s’avérer inutile – voire même tout à fait trompeur — si la manière dont la plante est cultivée, la façon dont un extrait est préparé et administré, la façon dont il interagit avec d’autres traitements et les leçons tirées des expériences médicales demeurent inconnues. A l’inverse, une surabondance de données sorties de tout contexte peut involontairement occulter le fait que nous perdons les systèmes de connaissances qui nous permettent de leur donner un sens.

… et vice versa

Sans préservation, la protection n’est pas non plus une solution. Se concentrer exclusivement sur les droits juridiques des gardiens d’une part, et les responsabilités des utilisateurs des connaissances à l’échelle planétaire d’autre part ne garantira pas en soi la vitalité permanente des systèmes de connaissances locaux.

Pour y parvenir, il faut des efforts véritablement mondiaux – bâtis autour du respect de la tradition et de ses fondements culturels et intellectuels – pour renforcer le rôle des communautés comme pivots des systèmes de connaissances traditionnels.

Bonne nouvelle, ce processus est déjà à l’oeuvre. De nombreuses initiatives locales ont développé des solutions pratiques et juridiques pour faire face au défi de la préservation des connaissances traditionnelles, et sont de plus en plus reconnues dans le débat international d’orientation politique.

Ces initiatives sont le témoin du fait que le moderne et le traditionnel n’ont pas besoin de s’affronter. Les outils de l’ère de l’information peuvent renforcer plutôt que saper le caractère local des systèmes de connaissances.

Les dernières technologies de l’information sont souvent les mieux adaptées pour la préservation et la transmission des plus anciennes des cultures orales — la souplesse des formats des données permet au contexte local, culturel et individuel d’être préservé avec des données de ‘référence’.

Ainsi, les tribus Tulalip, aux Etats-Unis, ont mis au point une base de données d’Histoires culturelles, préservant les pratiques narratives orales traditionnelles et le contexte écologique dans des structures de données flexibles, sur la base des exigences du droit coutumier qui régissent la façon dont les connaissances doivent être préservées, gérées et partagées. Ce type d’expérience communautaire a éclairé le travail de l’Organisation mondiale de la Propriété intellectuelle dans sa quête pour des solutions internationales.

Les mœurs, la culture — et la science

Un instinct moral émerge peu à peu, selon lequel les initiateurs et les gardiens de la médecine traditionnelle méritent respect, reconnaissance et une part équitable des bénéfices en aval. Ce sentiment prend progressivement une dimension juridique concrète. La Convention de 1992 sur la Diversité biologique a établi comme objectif le partage équitable des bénéfices découlant de l’utilisation des ressources génétiques. Les négociateurs planchent actuellement sur un régime international pour faire avancer cet objectif pour les ressources génétiques et les connaissances traditionnelles associées, reconnaissant que les valeurs des ressources génétiques et des connaissances traditionnelles sont étroitement liées.

Peut-être est-il temps de reléguer à l’histoire culturelle la notion selon laquelle les systèmes de connaissances traditionnelles sont en contradiction avec les idéaux de la science moderne. Nous ne pouvons pas nous permettre d’ignorer la base empirique solide de nombreuses connaissances traditionnelles et leurs racines dans l’expérience pratique de leurs gardiens, tout comme nous ne pouvons rejeter les forces culturelles et intellectuelles de ces traditions.

Une reconnaissance renforcée de ces systèmes pourrait bien nous conduire à un nouvel Siècle des Lumières, médical cette fois, dans lequel des héritages intellectuels différents forgeraient une base commune pour la promotion de la santé de tous — et non à une espèce d’âge sombre caractérisé par la disparition de moyens entiers de gestion des connaissances.

Antony Taubman est le Directeur de la Division de la Propriété intellectuelle à l’Organisation mondiale du Commerce, et a auparavant conduit le programme de l’OMPI sur les connaissances traditionnelles. Ce commentaire est fourni à titre personnel et ne reflète pas le point de vue officiel de l’OMC, de son secrétariat ou de ses membres.

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