08/03/15

Mary Teuw Niane: Réformer l’université africaine

Mary Teuw Niane
Le ministre sénégalais de l'Enseignement supérieur, Mary Teuw Niane Crédit image: SciDev.Net/Bilal Tairou

Lecture rapide

  • La recherche coûte cher, d'où la nécessité de la financer de manière rationnelle
  • La professionnalisation de l'enseignement est un enjeu majeur pour les pays africains
  • Le Sénégal est à l'avant-garde d'un vaste mouvement de réformes de l'université, qui rencontre de nombreuses résistances.

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Le Sénégal accueille à partir de mardi le Sommet Africain sur l'Enseignement supérieur, qui connaîtra la participation de personnalités africaines de haut rang, dont les présidents sénégalais et rwandais Macky Sall et Paul Kagame et l'ancien secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan.

A la veille de cette rencontre, le ministre sénégalais de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, Mary Teuw Niane, en explique les enjeux et fait le point sur les efforts entrepris par son pays dans le cadre de la réforme de l'enseignement supérieur.

 

Monsieur le ministre, Dakar abrite à partir de demain un sommet sur l'enseignement supérieur en Afrique. Cet événement arrive dans un contexte de crise dans les universités sénégalaises. Quels en sont les enjeux?

 
Je pense que le choix du Sénégal pour abriter cette rencontre est une très bonne décision, puisque le Sénégal a initié depuis 2013, à travers une concertation participative, inclusive et regroupant l'ensemble des segments de la société sénégalaise, une réforme qui a été mise en œuvre à travers une plénière, qui s'est tenue en août 2013, de laquelle sont sorties 78 recommandations.

Par la suite, le Conseil présidentiel a pris 11 décisions majeures pour l'enseignement et la recherche.

L'université sénégalaise est héritière de l'université française de l'époque coloniale. Cette dernière s'est beaucoup réformée, entre-temps.

L'université sénégalaise, comme l'essentiel de l'enseignement supérieur en Afrique francophone, a pour sa part connu peu de réformes. Une réforme est, comme vous le savez, difficile et dérange les habitudes.

L'enseignement supérieur, de manière générale, est à la fois un espace critique, mais aussi conservateur, dans la mesure où ceux qui sont les principaux acteurs, ceux qui créent le savoir, sont aussi les gardiens des traditions et c'est en cela que ce moment est un moment historique pour le Sénégal, puisqu'il nous faut tourner la page de l'ancienne vision de l'université et de l'enseignement supérieur, université-tour d'ivoire, pour passer à une université au service de la société, au service des communautés, une université qui produise des innovations, des connaissances, pour permettre à nos pays de résoudre leurs problèmes socio-économiques et d'aller vers l'émergence économique.

Ceci amène vers des changements dans les curricula, dans la gouvernance, dans la manière d'enseigner et dans les perspectives pour notre jeunesse.

Les pays africains ne doivent pas toujours être à la remorque de la France, mais avoir le courage de faire de grands sauts qualitatifs.

Mary Teuw Niane, Ministre sénégalais de l'Enseignement supérieur

 

Quelle place accordez-vous aux femmes dans ces réformes?

C'est une place très importante, puisque dans l'enseignement supérieur, nous avons à peu près 33% de filles.

 

Des étudiantes?

Tout à fait et beaucoup moins comme enseignantes.

Et la réforme a pris un certain nombre de mesures importantes, pour inciter les filles, non seulement à venir à l'université, puisque toute fille –  tout comme d'ailleurs tout garçon – qui demande à aller dans l'enseignement supérieur est automatiquement orientée, mais mieux, cette année, au niveau des bourses pédagogiques, les filles représentant 33%, il y aura 40% de boursières au niveau des bourses pédagogiques, soit une discrimination positive de 7%.

Au niveau du corps professoral, nous avons constaté qu'il n'y avait pas assez de femmes, pas assez d'enseignantes ou de chercheurs de rang magistral et c'est pour cette raison qu'en 2013, le gouvernement a mis en place le programme d'appui à la promotion des enseignantes-chercheurs, qui est un programme de subvention des recherches, pour permettre aux doctorantes de terminer leur thèse de doctorat et aux enseignantes chercheurs, particulièrement d'aller à l'étranger pour des stages, pour participer à des conférences et des colloques, pour aller dans des laboratoires de référence, afin de terminer leurs travaux et leur permettre de gravir les échelons, parce que ce n'est que comme cela que nous pourrons avoir demain des recteurs, des directeurs d'instituts, etc.

Dans ce sens-là, en 2013, c'est 100 millions de Francs CFA qui ont été mis à la disposition de cette commission. Il en a été de même en 2014 et il en sera de même en 2015.

L'appel d'offres sera du reste lancé ces jours-ci.

Une récente étude de l'Unesco publiée fin février 2015 indique que la plupart des femmes font des études dans les sciences sociales et que les secteurs de la technologie et de l'ingénierie sont plutôt consacrés aux hommes. Y a-t-il au niveau du Sénégal, des efforts pour inverser cette tendance?

De manière, globale, cette description reflète aussi ce qui se passe au Sénégal.

Par contre, en médecine, nous avons beaucoup de femmes enseignantes-chercheurs. Cette année, au concours d'agrégation de médecine, une dizaine de femmes ont été reçues.

Au niveau des sciences et techniques, nous avons aussi des femmes, mais en nombre très insuffisant et le programme que j'ai mentionné tantôt permet aussi de donner davantage d'opportunités aux femmes.

D'ailleurs, au niveau du ministère, nous avons pris aussi des décisions, notamment en ce qui concerne les promotions. Ainsi, sur mes quatre conseillers, trois sont des femmes.

Au niveau de la nouvelle direction générale de la recherche, que le président de la République a mise en place, il y a quatre directions, dont deux, très importantes, sont détenues par des femmes.

Il s'agit de la direction du financement de la recherche et du développement et de la direction de la promotion de la culture scientifique.

Malgré ces dispositifs assez ambitieux, comment expliquez-vous les remous dans l'enseignement supérieur?

Ils sont liés aux questions de gouvernance. La gouvernance est au sein de l'orientation, voire du pouvoir, dans l'espace universitaire.

Le pouvoir académique est détenu par les enseignants-chercheurs, avec à leur tête, le recteur et ce pouvoir est reflété par des prérogatives académiques, pédagogiques et scientifiques sur lesquelles il n'y a pas de partage.

Dans la réforme, c'est aussi le conseil académique qui s'en occupe et qui est présidé par le recteur.

Nous sommes dans un état de droit où la reddition de comptes devient la règle et l'université ne peut pas s'y soustraire.

L'université ne peut pas échapper à une double reddition des comptes.

La première concerne tout le monde: quand vous recevez des deniers de l'Etat, vous devez rendre compte de leur utilisation, de la manière la plus crédible et la plus transparente qui soit; la deuxième, c'est que l'université doit servir la société, ses choix et orientations doivent rencontrer les besoins de la société et les résoudre et c'est dans ce sens que le conseil d'administration a été créé, dans lequel la communauté universitaire a dix positions et la société, le monde socio-économique, en a dix aussi.

Ce conseil est présidé par une personnalité extérieure à l'université, pour éviter d'avoir une situation où les universitaires sont juges et parties.

C'est essentiellement le point de discorde entre le gouvernement et le SAES [Syndicat Autonome de l'Enseignement Supérieur, NDLR] particulièrement.

Je pense que le gouvernement explique beaucoup, parce que dans une réforme, la démarche du gouvernement, c'est de dialoguer, c'est la concertation, tout en gardant la ligne directrice de la réforme, pour qu'elle ne soit pas dénaturée.

Quelle est la nature du blocage? S'agit-il de simples résistances au changement ou de problèmes liés à la compréhension de l'esprit intrinsèque des réformes?

“Si on conserve les anciennes habitudes, on risque de perdre et de faire perdre nos pays.”

Mary Teuw Niame, ministre de l'Enseignement Supérieur du Sénégal

Sûrement des deux, à la fois. Les explications ne suffiront jamais.

Il faudra en donner sans cesse, parce que nous passons d'un paradigme ancien à de nouveaux paradigmes et il ne faut pas se lasser de revenir sur chaque concept, chaque nouvelle activité, parce qu'il y a toujours un risque d'interprétation, un risque de soupçon d'une volonté du pouvoir de s'arroger des droits qui n'étaient pas les siens dans l'espace universitaire.

Il y a aussi des habitudes ou des attitudes naturelles qui devraient disparaître ou être modifiées et cela suscite évidemment des résistances.

Mais c'est à nous d'expliquer que la réforme apportera plus, par un changement d'habitude et d'attitude.

Si l'on conserve les anciennes habitudes, on risque de perdre et de faire perdre nos pays.

Il y a un constat général : il existe des différences d'approche entre les mondes anglophone et francophone en Afrique, en matière d'enseignement supérieur. L'école, notamment dans les pays d'Afrique francophone, est généralement considérée comme en crise, avec des grèves à répétition, soit au niveau des étudiants, soit au niveau des enseignants. Avez-vous l'impression que c'est une fatalité?

 
Si c'était une fatalité, je n'aurais pas accepté le poste de ministre de l'Enseignement et de la Recherche, que le président de la République m'a fait l'honneur de me proposer.

Je crois qu'il nous faut changer pour aller vers le haut niveau.

Et le haut niveau, c'est que les universités africaines se retrouvent là où les universités du monde entier sont classées et, en ce sens, c'est vrai que les mondes anglophone et francophone ont évolué parallèlement.

Mais je pense qu'il va y avoir une convergence, parce que l'enseignement supérieur gratuit a plombé pendant longtemps l'université dans les pays francophones.

Au Sénégal, les droits d'inscription dans les universités dataient des indépendances et ce n'est qu'il y a deux ans qu'on a changé le montant, avec du reste beaucoup de difficultés, beaucoup de résistance, mais les étudiantes et les étudiants ont fini par accepter et comprendre que c'est dans leur intérêt, parce que l'enseignement supérieur de qualité coûte très cher et les bénéficiaires, les étudiants comme la société, chacun doit apporter sa contribution.

Les pays anglophones ont fait ce saut depuis très longtemps.

Ce que je vais dire va sans doute faire sourire beaucoup de gens dans les pays anglophones où il y a très peu d'enseignants dans le conseil d'administration des universités.

Aux Etats-Unis, il y a même des conseils d'administration sans enseignant et pourtant, ces universités fonctionnent bien et sont dans le top du classement de Shanghai.

Cela veut dire que le système francophone doit évoluer. La France a déjà connu des étapes. Nos pays ne les ont pas suivies.

Mais aujourd'hui, ils doivent faire le saut et ne pas toujours être à la remorque de la France, mais avoir le courage de faire de grands sauts qualitatifs, pour permettre à notre enseignement supérieur d'assumer son rôle d'acteur clé de l'émergence économique de nos pays.

Et quand on accepte d'assumer ce rôle, cela signifie qu'on accepte que les acteurs économiques participent à la gouvernance, que la société civile y participe, que les collectivités y participent, que les élus y participent, que même les anciens étudiants, qui sont de grandes figures du monde, y participent.

C'est changer notre manière d'enseigner.

Et cela est déjà en cours, avec la réforme LMD, qui rejoint la réforme de Cologne, le système Bachelor-Master-PHD, mise en œuvre depuis longtemps dans le monde anglo-saxon.

Le monde francophone a donc un retard de réformes et ce fossé doit être comblé. Ce n'est pas facile.

Justement, sur ce point, quelle est la place de la professionnalisation dans cet ensemble de réformes, puisqu'on est parvenu à un constat suivant lequel dans la plupart des pays d'Afrique, les enseignants du supérieur se retrouvent sans emploi et sans spécialité professionnelle?

La professionnalisation est au cœur des réformes.

Vous l'avez dit: aujourd'hui, si vous prenez 100 diplômés de l'enseignement supérieur, il y a autour de 35% qui trouvent un emploi.

Tout le reste chôme.

D'abord, parce qu'ils n'ont pas de métier, parce qu'ils n'ont pas de compétences affirmées pour être dans le monde socioéconomique, ou même de compétences complémentaires pour créer une entreprise et c'est dans ce sens que la réforme du gouvernement est, d'une part, la consolidation de la réforme END.

Cette réforme est conçue autour de la construction de compétences dans la formation de l'étudiante et de l'étudiant. Le deuxième aspect, c'est de développer des filières professionnelles dans les universités existantes.

Ces universités ont signé avec le ministère de l'Enseignement supérieur un contrat de performance et dans ce contrat, un des objectifs est de renforcer le lien avec le monde du travail et un des indicateurs sera le pourcentage d'étudiants qui, après leur diplôme, au bout de six mois, trouvent un emploi.

A cela nous ajoutons la création de filières courtes dans les universités. Auparavant, nos universités avaient des DUT – des diplômes universitaires de technologie.

Aujourd'hui, il y a d'autres diplômes de formation Bac + 2 qui sont créés dans les universités.

Le troisième élément, c'est la création d'universités thématiques.

Le 21 janvier, le président de la République a procédé à la pose de la première pierre de la deuxième université de Dakar.

C'est une université thématique centrée autour des sciences, de la technologie, des centres de l'ingénierie, des métiers – les métiers de la santé, les métiers aéroportuaires, les métiers de la communication et les métiers de l'architecture.

Dans quelques semaines, il procèdera à la pose de la première pierre de l'université du Sine Saloum, à Kaolack.

Là encore, c'est une université thématique dédiée aux métiers de l'agriculture au sens large, à savoir des ressources halieutiques, la pêche, l'élevage, la production végétale, l'alimentation, la mécanisation agricole, etc.

Et ce lundi, nous procédons à la cérémonie de pose de la première pierre de l'Institut supérieur d'enseignement professionnel de Thiès, qui est le modèle de formation professionnelle courte que la réforme veut mettre en place.

 L'Isep, c'est Bac+2 et il s'agit de formations dans des métiers avec alternance étude-entreprise.

Il y aura quatorze Isep, un dans chaque région et au moment où je parle, il y en a cinq qui sont déjà financés.

Celui de Thiès, dont les infrastructures sont financées par la Banque Mondiale, celui de Diamniadio, à Dakar, avec la Koica, celui de Matam, financé sur ressources propres de l'Etat du Sénégal et ceux de Bignona et Richard-Toll, financés par l'Agence française de développement.

A cela, il faut ajouter l'université virtuelle du Sénégal, avec le développement de l'enseignement à distance, qui va insérer, dans les années à venir, des formations professionnelles courtes, mais aussi et surtout des formations certifiantes pour des modules de métiers et compétences, afin de porter le savoir dans tous les recoins de notre pays, à travers les espaces numériques ouverts.

Il s'agit donc d'une politique volontariste de professionnalisation, mais qui est aussi accompagnée d'un autre volet qui est l'innovation.

Parce que si nous voulons que nos entreprises se développent, il faut mettre l'accent sur l'innovation et c'est la raison pour laquelle dans les missions nouvelles de l'université sénégalaise, nous avons inscrit l'innovation.

Jusqu'à présent, la mission essentielle consistait à faire de la recherche, mais pas de l'innovation, de manière générale.